Les avis d'experts sur les films : jusqu'où peut-on aller trop loin ?
Demander leur avis à des musiciens de jazz sur Whiplash, à une hôtesse de caisse pour Discount, à un malentendant pour La famille Bélier, à un sniper pour American Sniper et même... à des paléontologues pour la bande-annonce de Jurassic World : ces derniers temps, en sus des critiques ou parfois à leur place, on voit défiler des avis d’experts sur TOUS les films. Pour eux, il s’agit généralement de pointer du doigt une entorse faite au sacro-saint réalisme plutôt que de parler de cinéma. Si la démarche peut s'avérer judicieuse lorsqu'elle concerne un film se targuant de représenter fidèlement un milieu méconnu, reconnaissons qu'elle fait dernièrement l'objet d'un abus qui laisse perplexe. Et vous n'avez encore rien vu...
C’est une évidence, le cinéma ne peut faire l'économie d'un certain réalisme. Ce qui pose problème en revanche, c’est de penser qu’il est nécessaire de consulter a posteriori des spécialistes pour contrôler ce qui nous est montré. On nous dit ici qu’un film, quel qu’il soit, se doit de coller à la réalité et de n’être que vérité. Pour s’assurer que c’est bien le cas, une armée de fact checkers se charge d’épingler les mauvais élèves, tandis que des spécialistes de tout bord ajoutent leur grain de sel, dès lors qu'une scène concerne leur domaine de prédilection. Ces gardiens du temple de la vérité traitent alors les films comme des reportages ou de simples déclarations publiques, présupposant que le cinéma, quand il n’est pas fidèle à la réalité, est coupable de malhonnêteté. Nous avons donc décidé de pousser cette logique jusqu'à l'absurde en vous donnant ces avis d'experts qu'aucun média n'a osé publier jusqu'à présent.
L'avis d'un océanologue sur Bob l'éponge, le film
Benoit Malarmé est océanologue à l'IFREMER de Brest. Notre expert se penche sur le cas de Bob l’éponge - un héros sort de l’eau, actuellement dans nos salles. Sa conclusion est sans appel : le manque de rigueur des cinéastes est extrêmement préoccupant. Interrogé sur la possibilité d’apercevoir de tels animaux marins en milieu naturel, Benoit Malarmé livre un verdict implacable : « En dix ans de carrière, je peux jurer que je n’ai jamais vu une éponge si évoluée ». S’il est conscient des libertés nécessairement prises avec la réalité pour dynamiser le récit - l’éponge n'est pas le meilleur client pour devenir un héros de long métrage - Benoit Malarmé n’est pas prêt à tout accepter : « Que l’éponge parle, passe encore. Qu’elle marche, non. Ils ont osé en faire un animal terrestre ! Même en conditionnant une éponge pendant des années pour lui modeler des jambes, il est clairement établi qu’elle ne sera jamais dotée des capacités motrices nécessaires pour se déplacer en station bipède». Simplifions ce jargon scientifique : jamais une éponge ne pensera à se mettre debout et à marcher, même avec des jambes ! C’est tout l’argument de base du scénario qui s’effondre. Et encore, on passera sur la caractérisation des espèces marines que notre expert affirme sans fondement : la cupidité du homard, la sociopathie du bernard-l’hermite, rien de tout cela n’est prouvé, même dans les publications les plus pointues. Il est donc clair que les studios hollywoodiens font preuve d’un mépris total et sont prêts à saper le travail des enseignants en biologie juste pour attirer un public friand de personnages que rien n’arrête, pas même l’évolution.
L'avis d'un bélier sur La famille Bélier
Pelote est un bélier de Mayenne. Il a vu La famille Bélier, le succès français de l’hiver, et dénonce le manque cruel de connaissances de ses instigateurs : « Ils auraient au moins pu effectuer des recherches sur notre espèce ! Ils se seraient rendus compte qu’une famille de béliers, ce n’est pas possible : nous sommes tous des mâles ! A la limite, Karin Viard fait presque illusion, mais Louane Emera, on n’y croit pas un instant. Le film aurait clairement dû s’intituler "La famille Mouton" ». Pour Pelote, la supercherie ne s'arrête pas là. Une jeune Bélier, douée d’un talent remarquable, trouve dans la musique un vecteur d'émancipation et d'épanouissement ? Totalement absurde : « Aucun de mes congénères n’est doté d’une voix suffisament agréable. Aucun des miens n'a pu percer dans l’industrie musicale. Pourtant, il était possible de trouver un scénario plausible, notamment avec tous ces moutons qui réussissent dans le monde de la mode en travaillant leur propre laine. Cela aurait pu servir une belle success story ». L'autre point qui agace Pelote, c'est l’autonomie des personnages, leur capacité à vivre sans assistance humaine : « Dans le film, on voit les Bélier se rendre à la banque ou chez un médecin - qui n’est même pas vétérinaire ! - sans que personne ne les y conduise : c’est invraisemblable ! Il n’aurait pas été très compliqué d’ajouter un chien de berger pour les guider ! ». Concernant les costumes, notre expert se montre plus clément : « La laine soyeuse sur le visage de François Damiens, voilà qui est réussi ! J’aurais apprécié que tout son corps en soit recouvert mais je peux comprendre que pour vendre un film, il faut qu’on en reconnaisse les acteurs vedettes».
L'avis d'un supporter de Chelsea sur Qu'est-ce qu'on a fait au Bon Dieu ?
C’est un homme scandalisé que nous rencontrons. John, 38 ans, a fait le voyage en Eurostar avec sa famille pour découvrir chez nous Qu’est-ce qu’on a fait au Bon Dieu ?, carton de l’année 2014. C’est tout naturellement que ce londonien, fervent supporter de Chelsea, s’est intéressé à ce film puisqu’il traite d’un sujet qui lui tient à cœur : le racisme. John est en effet raciste depuis toujours et nous raconte avec fierté qu’il s’agit d’un héritage familial, soigneusement entretenu. Quelle ne fut pas alors sa déconvenue face aux portraits esquissés par Philippe de Chauveron. Pour lui, le film est loin d’être fidèle à la réalité. « C’est même du grand n’importe quoi » résume notre homme. « Au début, j’étais content de constater que le père refuse de voir ces gens débarquer chez lui. Mais après, c’est du bien-pensant, porté par un message de tolérance dégueulasse ». John s’emporte quand il évoque la relation qui se noue entre le père de la mariée, blanc, et celui du marié, noir. C'est une plaie qui se réouvre sous nos yeux, une plaie que John aura le plus grand mal à refermer. « Ca m'est arrivé » déplore John, trop pudique pour en raconter davantage. « Mais un type comme ça, qui débarque d’Afrique pour voler ma fille et foutre le souk, c’est pas parce qu’il me paye un verre et me refile son boubou que je vais l’accepter ».
L'avis d'une directrice de la SNCF sur Snowpiercer
Oeuvre d’un tout autre genre mais dont l’argument scénaristique pose lui aussi problème : Snowpiercer, le transperceneige de Bong Joon-ho. Son histoire se déroule dans un train où sont réfugiés les derniers représentants de l’humanité. Un tel scénario est-il plausible ? Jeanne Kazaubon, directrice en charge du programme TGV, occupe une place originale au sein de la société de transport, du fait de son implication dans le syndicat Sud Rail. Questionnée sur la possibilité de voir un engin digne de Snowpiercer sur nos rails, à court terme (le film parle d’une catastrophe dès 2014), Jeanne Kazaubon est sceptique. « Un train qui fait le tour du monde, sans jamais accuser de retard : vous voulez rire ? » annonce d'emblée notre experte. « Ce qui me semble ambitieux, c’est la capacité de l’engin à rouler dans n’importe quelles conditions durant des années, sans interruption. Avec les pannes de signalisation, les effondrements de talus et les traversées d’animaux sauvages, les problèmes potentiels sont nombreux. Sans compter que le film compte sur un réseau reposant sur des normes mondiales communes, ce qui est très loin de la réalité ». Et que dire de la séparation des classes sociales à l'intérieur du train ? « La SNCF a à charge d’assurer un service public de qualité pour tous. Le film est donc une illustration des conséquences d’une privatisation totale. Voilà ce qui se passe quand faire du profit est le seul objectif. Peu importe si cela engendre la misère, l’exploitation et le meurtre. Je pense qu’après un tel film, les gens seront prêts à accepter quelques grèves plutôt que de prendre le train de Snowpiercer ».
L'avis d'un ingénieur Michelin sur Rubber
Jean-Louis Michel, ingénieur chez Michelin, est passionné par l’univers du pneumatique. Qu'elles ne furent pas son excitation et sa fierté de découvrir Rubber, un film avec un pneu pour héros ! « Le pneu ne fait pas rêver grand monde. Notre travail est peu considéré, y compris dans le monde de l’automobile où le pneu est souvent la cinquième roue du carrosse. Il n'y en a que pour les carrosseries ou les moteurs alors que, sans pneu, personne ne pourrait rouler ! ». Cet enthousiasme peut-il être remis en cause par l'ambiguïté du pneu dans Rubber, coupable de meurtres sanguinaires. « Ce pneu réagit à la violence des humains qui l’entourent. Quand on pense au sort réservé aux pauvres pneus usés, on comprend très bien son geste. Rubber peut exercer une fascination pour le pneu auprès des jeunes. Le cinéma a bien donné leur chance aux gangsters, pourquoi pas aux pneus ? ». Et question réalisme ? « Tout n’est pas parfait » reconnaît notre expert. « Je pense notamment à l’évidente absence d’usure... Mais globalement, le comportement du pneu m’a semblé cohérent, avec un beau travail sur les différentes surfaces empruntées par le héros. Je tiens à féliciter Quentin Dupieux et son équipe : leurs recherches ont porté leurs fruits ».
L'avis d'un champion du monde de ski nautique sur L'inconnu du lac
Patrice Martin, ancien champion du monde de ski nautique, sait de quoi il parle quand il s’agit de lac. Il a donc son avis sur L'inconnu du lac. Selon lui, ce film caricature la vie au bord du plan d'eau : « Je ne dis pas que vivre au bord de l’eau, ça ne crée pas une proximité forte entre les gars, mais tout de même... On pense à la compèt', pas à séduire les copains, même si je dois avouer ne pas être au courant de tout ce qui se passe dans les sous-bois... ». Notre expert voit surtout L’inconnu du lac comme une occasion manquée : « Je déplore l’absence totale de ski nautique dans le film. C’est nul de faire un film autour d’un lac et d’oublier l’essentiel ! Avec un tel titre, on aurait pu imaginer une histoire dans le monde du sport, où un jeune prodige anonyme surprend tout le monde et devient champion du monde de ski nautique ». Patrice Martin a d'ailleurs un sujet qui lui tient à coeur : « Je garde dans un coin de ma tête l’idée de réaliser mon biopic, de ma naissance à ma victoire au Temple-sur-Lot en 1974, avec Will et Jaden Smith dans les rôles principaux. J’attends encore les réponses des studios hollywoodiens puisqu’en France, on ne fait plus de films aussi ambitieux» poursuit-il amèrement... Un bon point en revanche : l'esthétique du film. « La vie au lac, c’est parfois étouffant. On voit toujours les mêmes gens, la routine s’installe... Guiraudie parvient très bien à rendre cette sensation d’étouffement. Le lieu de tournage y est pour beaucoup. Je connais bien le lac de Sainte-Croix, magnifique, parfait pour le ski-nautique. Et j’ai aussi apprécié l’effort sur le thème des moustaches, très présentes dans le monde du ski nautique. Celle que l’on voit dans le film est très bien taillée, magnifique ».
Construire sa pensée du monde en partant d'un film ou contre un film, c'est aussi ça la beauté du cinéma.