"Nous n'avons pas tué de chat pour tourner Bad Boy Bubby"
Après sa présentation à l'Etrange Festival et au Festival Lumière, la version restaurée de Bab Boy Bubby arrive dans nos salles. Vingt-deux ans après être sorti de sa cave, le grand Australien séquestré par sa mère et bercé un peu trop fort, redécouvre les bizarreries du monde qui nous entoure, un monde où l'on peut manger de la pizza et... tuer des chats. A l'occasion de cette renaissance, nous avons rencontré son réalisateur Rolf de Heer afin de prévenir les spectateurs d'aujourd'hui, et d'évoquer les 32 chefs-ops utilisés pendant le tournage ou la fameuse scène de meurtre félin qui choqua une génération de cinéphiles.
« Certaines personnes ne vont pas l'aimer, d'autres vont l'adorer, d'autres encore vont carrément le détester, et je pense que chaque réaction sera complément acceptable ». Bad Boy Bubby divisait lorsqu'il fut découvert en 1993, il divisera encore pour sa ressortie française cette semaine, plus de vingt ans après. Le film de Rolf de Heer perturbe les spectateurs d'hier comme d'aujourd'hui mais son réalisateur, lui, reste serein par rapport à ça. D'autant plus que le retour de Bubby le vilain garçon répond, selon lui, à une demande, sûrement maso : « Quand je suis venu en France promouvoir Charlie's Country [Prix du meilleur acteur au Certain Regard de Cannes 2014], ma filmographie a été examinée et pour ceux tombés sur Bad Boy Bubby, ce fut un véritable choc » raconte le cinéaste australien. « On me demandait très souvent de signer des DVD de Bad Boy Bubby. C'était la preuve qu'une ressortie pouvait marcher». L'occasion de voir ou revoir le film sur grand écran dans des conditions idéales - même pour son créateur qui n'y avait plus jeté un oeil depuis six ans et c'était sur un petit écran - mais aussi de raviver la flamme polémique et d'animer les conversations...
« A la Mostra, tu es seulement une star entre le palais et ton hôtel »
Bad Boy Bubby n'est pas un film que l'on pourrait qualifier d'inoffensif. Il y est question de séquestration, d'inceste, de découverte d'un monde violent et sordide, à travers les yeux de Bubby, interprété par l'intimidant Nicholas Hope, un immense bonhomme enfermé depuis toujours dans une cave et forcé par sa mère de coucher avec elle. Bubby ignore tout de l'extérieur mais, à la suite d'un événement bouleversant, il sort de l'obscurité quotidienne pour parcourir, à 35 ans, un pays à la fois lumineux et hostile.
La carrière de Bad Boy Bubby fut discrète commercialement mais remarquable sur bien des points, à commencer par son accueil à la Mostra de Venise en 1993, où il obtint pas moins de 5 récompenses, dont le Grand Prix. Rolf de Heer a d'ailleurs les yeux qui brillent quand on mentionne le plus vieux festival de cinéma au monde. « Ce fut extraordinaire. Je n'ai jamais vécu quelque chose comme ça depuis. Certains intervieweurs s'effondraient et se mettaient à pleurer, affectés par ce qu'ils avaient vu » se souvient le réalisateur. « Il y avait 10 minutes de marche entre l'hôtel Excelsior où j'étais logé et la palais du festival. Après la présentation du film, il nous a fallu 2 heures, à Nicholas Hope et moi, pour regagner notre chambre : tout le monde nous arrêtait ! ». « Mais cette attention peut rendre fou » relativise De Heer. « J'ai dit à Nicholas : « Tu n'es pas une superstar à Venise, tu es seulement une superstar sur le trajet entre le palais et l'hôtel ». Il était si excité que je l'ai emmené dans une autre partie de Venise, où personne ne l'a reconnu, et là, il a compris ».
« Si vous voulez mettre un soleil rose un jour dans un film, c'est maintenant ou jamais »
Bad Boy Bubby rappelle aux plus cinéphiles Bienvenue Mister Chance, le film de Hal Ashby dans lequel Peter Sellers joue le rôle d'un jardinier qui découvre très tardivement le monde qui l'entoure. Pourtant, si l'on en croit Rolf de Heer, son inspiration, il la puise dans l'obversation du quotidien. C'est peut-être parce qu'il a un drôle de quotidien ou parce qu'il voit de drôles de choses au quotidien que son Bad Boy Bubby ne ressemble à aucun autre film. Ecrit pendant 10 ans, tourné avec 32 chefs-opérateurs, enregistré en son binaural, le long-métrage témoigne d'un appétit évident pour l'expérimentation, tout en restant étrangement cohérent dans son ensemble. « Pour les chefs op', les consignes étaient simples : si vous voulez mettre un soleil rose un jour dans un film, c'est maintenant ou jamais » explique De Heer. « La cohérence tient à la force d'attraction de Bubby, à son visage. C'est lui qu'on regarde et lui ne change pas».
S'attaquer à l'image n'est pas suffisant, le son doit aussi faire l'objet d'une expérience. « Je me suis intéressé au son quand, sur mon premier film, le monteur m'a dit : « On a besoin d'un ingénieur du son ». Je ne savais même pas ce qu'était un ingénieur du son ! » raconte le réalisateur. « Nous avons donc eu un ingénieur du son pendant deux semaines et ce qu'il faisait était fantastique. J'ai alors appris que pratiquement tous les sons, même sur une bande-son en Dolby stéréo, étaient enregistrés en mono. Ca m'a choqué ». Bad Boy Bubby est donc devenu le 1er film enregistré avec un son binaural. Grâce à une paire de micros miniatures et à des transmetteurs radios posés dans la perruque de Nicholas Hope, les sons se trouvent enregistrés en stéréo et obéissent au point d'écoute du protagoniste.
« Nous avons eu un chat sauvage qui ronronnait quand on l'emballait avec du cellophane »
Quand on tourne un film aussi singulier, le tournage devient lui-même un espace-temps à part. « Nous avons passé deux semaines dans un studio sombre qui est devenu notre cave à nous. Lorsque nous devions tourner à l'extérieur, nous étions un peu comme Bubby. L'idée de sortir était effrayante. Et ça s'est reflété dans le film d'un certaine façon » explique Rolf de Heer. « Comme son personnage, Nicholas devenait de plus en plus confiant au fur à mesure du tournage. Nous pensions tous que quelque chose de spécial s'opérait autour du film, mais nous ne savions pas quoi précisément ». Face à la crudité de certaines scènes, on s'interroge sur la nature « spéciale » du film.
Celle de la mise à mort d'un chat en fait partie, au point que bien des spectateurs de l'époque se sont demandés si celle-ci n'était pas vraie. « Cette histoire de chat est longue et complexe, mais nous n'avons tué aucun chat pour faire le film » prévient le cinéaste. « En Australie, les chats sauvages constituent un véritable fléau. Vingt espèces de petits mammifères ont disparu à cause d'eux. Il sont donc capturés et tués pour préserver la diversité des espèces. L'accord que l'on a passé avec ces chasseurs était le suivant : ils nous envoient un chat vivant, on tourne avec lui, on leur rend quand on a fini et il nous donne un chat mort qui lui ressemble. Nous avons eu un 1er chat, qui n'était pas du tout sauvage et qui est rapidement devenu l'animal de compagnie d'un membre de l'équipe. Il l'a gardé 10 ans d'ailleurs. Nous avons eu un second chat, bien sauvage lui, mais qui ronronnait quand on l'emballait avec du cellophane. Nous avons eu finalement besoin d'un châton, qui a été endormi par un vétérinaire afin de passer pour mort devant la caméra, à condition de tourner la scène en moins de 20 minutes, avant qu'il ne se réveille. Ce chat, Claire Benito, l'interprète de la mère de Bubby, l'a gardé avec elle ».
« Je voulais tourner Charlie's Country avec David Gulpilil pour le faire sortir de prison »
Il n'y a pas que du sordide dans Bad Boy Bubby, il y a aussi des élans, des envols, comme lors de l'incroyable monologue de Bubby sur la condition humaine face à la religion. « Je voulais filmer le texte de manière à ce qu'on l'écoute » détaille Rolph de Heer. « Quand vous avez un texte aussi compliqué, le visage humain devient trop complexe et j'ai appris qu'on pouvait faire de grosses erreurs au détriment du texte en choisissant des images trop complexes ». Car l'humain est forcément complexe dans le cinéma de l'Australien, au point que ses protagonistes apparaissent souvent comme des étrangers dans leur propre pays. « Pour Charlie's Country, je voulais travailler avec David Gulpilil parce qu'il était en prison et que pour le faire sortir, il fallait faire un film avec lui ». « Je pense que tout le monde se sent marginalisé intérieurement » poursuit De Heer. « Il y a ce merveilleux cartoon d'un destinateur australien qui montre six hommes alignés, qui dansent, et chacun porte un t-shirt marqué « aucun homme n'est une île ». Si je me souviens bien, l'un d'eux à l'air triste... Nous sommes tous seuls d'une certaine manière ». De là à dire que nous sommes tous des Bubby, il y a un pas qu'il appartient à chaque spectateur de franchir ou non.