Crowdfunding : Zach Braff est-il un salaud de riche ou un salaud de pauvre ?
L'acteur et réalisateur de Garden State a fait appel aux internautes pour financer son second long-métrage, Le rôle de ma vie, cette semaine dans les salles. Grâce à la plate-forme de financement participatif Kickstarter, il a réuni plus de la moitié des 5 millions de dollars nécessaires au tournage. L'année dernière, Veronica Mars a ouvert la boîte de Pandore en faisant évoluer la vision du financement participatif : désormais, il ne s'agit plus forcément d'aider un débutant à se lancer ou un projet de niche, trop précis, à se monter, mais de voler au secours de ceux qui font partie du système, mais dont ce dernier ne veut pas. Outre le fait qu'il existe parfois de bonnes raisons pour qu'un film ne se fasse pas, cela peut déranger de voir des stars comme le héros de la série Scrubs ou le réalisateur Spike Lee faire la quête. En matière de cinéma, crowdfunding et mécénat ont visiblement du mal à s'entendre, surtout quand ils concernent ceux qui sont vus, à tort ou à raison, comme des privilégiés.
Une scène du Rôle de ma vie semble faire écho à la production particulière du film. Aidan (Zach Braff), acteur sans rôle, se rend dans le bureau du rabbin dirigeant l'école judaïque où sont inscrits ses deux enfants. C'est le père d'Aidan qui paie pour leur scolarité, mais maintenant qu'il est gravement malade et qu'il a besoin de l'argent, voilà son fils obligé de faire l'aumone. Et le rabbin ne veut pas faire l'aumone. Il se fiche de la "quête du bonheur" invoquée par Aidan, se moque de sa vocation dramatique et martèle une seule chose : un homme doit d'abord subvenir aux besoins de sa famille et il doit tout faire pour cela, même si cela passe par l'abandon de son métier d'acteur. Scène humiliante et maso : Zach Braff a tendu la main et on lui a tapé sur les doigts. On peut soit y voir l'explication à la démarche financière qui a présidé au film (les miens me considèrent comme un raté, je dois me débrouiller sans eux et seul ; les "miens" étant à la fois les Juifs et Hollywood, comme le dit explicitement une réplique du film), soit une autocritique préventive (je demande l'aumone et on me renvoie à la figure mon manque de talent, vous voilà contentés les haters).
Non au gars derrière Garden State, mais oui à celui qui a fait Wing Commander
Internet n’aime pas quand les réalisateur connus demandent de l’argent. Il n’y a qu’à survoler les récents articles de FlavorWire concernant Zach Braff ou ceux du Time au sujet de Spike Lee pour s’en rendre compte. Pour le premier, c’est un feuilleton-catastrophe qu'on nous déroule : le marketing de son film va être cauchemardesque ; il trahit tout le monde en signant un contrat à Cannes ; ses goûts musicaux ne changent pas, preuve qu’il est un gros ringard ; etc. Pour le second, on va jusqu’à ressortir sa liste des plus grands films de tous les temps et y pointer l’absence de réalisatrices ; ce qui est gênant, d’accord, mais plus encore venant du média qui dégote le dossier, parce que contestable (on ne fait pas réécrire leur liste à d’autres cinéastes US quand elle manque, par exemple, de réalisateurs afro-américains) et surtout hors de propos. Mais c’est quoi le propos d’ailleurs, l’indignité qui vaut à Zach Braff et Spike Lee tant d’opprobre ? Kickstarter. Ils ont fait appel à Kickstarter, la plate-forme de financement participatif, pour réaliser chacun leur nouveau long-métrage, alors qu’ils ont déjà tourné pour Hollywood, pris l’argent des studios et celui des (télé)spectateurs. Salauds de riches. Et salauds de pauvres, car ils osent faire l’aumône maintenant, après avoir sûrement dépensé leurs gains en grosses voitures et en drogue. "Vous chantiez ? J’en suis fort aise. Eh bien ! Dansez maintenant" disait à la cigale cette fourmi à l’avis tranché quant aux intermittents du spectacle.
Il y aurait donc un seuil maximal de notoriété à ne pas dépasser pour prétendre légitimement à la collecte. En ce moment à l’affiche, Mister Babadook (30 000 dollars grâce à 259 donateurs) et Blue Ruin (37 000 grâce à 438 donateurs) ne subissent pas la même vindicte, puisque ce principe de financement semble avoir été créé pour eux, projets portés par des anonymes ou presque. Quelque chose cloche… D’abord parce que s’érigent en gardiens du temple des internautes qui n’ont en rien contribué à déterminer la ligne de conduite de Kickstarter et consorts. Ensuite parce que ce qui se passe dans le cinéma n’existe pas – à moins qu’on en parle simplement moins ? – dans d’autres domaines où beaucoup d’argent est brassé, comme les jeux vidéo. Seuls sept longs-métrages figurent dans le classement des 63 plus gros projets crowdfundés. Parmi ces sept là figurent Zach Braff et Spike Lee, aux 19ème et 44ème places, mais leurs petites poignées de millions pèsent peu en comparaison des 17 projets estampillés "jeu vidéo" dont le numéro un, Star Citizen, est initié par Chris Roberts, créateur dans les années 1990 de la franchise Wing Commander - ce qui doit bien lui valoir, dans sa spécialité, une aura égale à celle de Spike Lee : dans le jeu Wing Commander 4, on voit Mark Hamill, Malcolm McDowell et Mark Dacascos, et en 1999, Roberts a fait un film tiré de ses jeux, avec Freddie Prinze Jr, Saffron Burrows et Matthew Lillard, notamment.
Star Citizen aurait récolté plus de 48 millions de dollars. Même si sa campagne Kickstarter a rapporté "seulement" 2,1 millions de dollars, personne ne semble s’émouvoir d’un tel total pour un cador dans sa partie. Il y a donc des différences flagrantes de perception entre le cinéma et le reste, qui tiennent grandement aux retombées financières pour les donateurs.
Dix mille dollars pour présenter une vidéo de James Franco...
Pour un jeu vidéo, c’est simple : donner 30 euros et vous en obtenez une copie le jour de sa sortie. Ce n’est rien d’autre qu’une précommande. Pour un film, le retour est moins clair. Il ne s’agit pas d’un investissement, car il n’y a pas de partage des profits (mais il n’y a pas de pertes à éponger non plus, les participants ne doivent pas l’oublier). Il n’y en a pas davantage avec un jeu vidéo, mais il y a une différence entre recevoir un logiciel en échange de 30 euros et recevoir une place de cinéma pour la même somme. Une différence de valeur purement mercantile, tenant au désir d’en avoir pour son argent. La diatribe contre Braff ou Lee ne pointe qu’une seule chose : le financement participatif d'oeuvre artistique n’est pas considéré comme un mécénat, alors qu’il l’est par nature. Ce qu’offre le crowdfunding, c’est la possibilité de se comporter comme un nanti, en finançant un projet simplement pour qu’il existe, "pour la beauté du geste" comme le prône Denis Lavant, acteur se produisant partout et gratuitement dans Holy Motors.
On touche donc à un problème beaucoup large que celui posé par le crowdfunding : le cinéma étant aussi une industrie, est-il compatible avec le mécénat ? Ni plus, ni moins que les autres spectacles ou loisirs, serait-on tenter de répondre, sauf que justement ces autres spectacles ou loisirs brillent peu au firmament participatif (dans le top 63, figurent un seul album de musique, un seul comics et c’est pour une réédition, et un seul musée). Les donateurs de Blue Ruin, Mister Babadook ou The Canyons (pour 5 000 dollars donnés, Bret Easton Ellis écrivait la critique de votre bouquin ou scénario) croyaient-ils que leurs poulains seraient ensuite projetés gratuitement, sans billeterie, et qu’ils ne seraient ainsi jamais question de profits, ou ont-ils sorti leur carte bancaire par amour de l’art ? "Si ça vous dérange que Zach Braff ait encore beaucoup d’argent de Scrubs, alors ne lui donnez rien" assène Rob Thomas, le créateur de Veronica Mars. C’est par lui que le scandale est arrivé, normal de le voir défendre Braff. C’était tout récemment, le 13 avril 2013, quand il a lancé sa campagne Kickstarter pour tirer un long-métrage de sa série télévisée, mise au rencard par Warner. En quelques heures, 2 millions de dollars sont réunis et le reste figure dans les annales : plus grand nombre de participants (plus de 90 000), projet le plus rapide à atteindre le million puis les deux millions de dollars, plus grosse campagne pour un film. La boîte de Pandore est ouverte. Non seulement les fans sont prêts à payer leur place de cinéma pour revoir leur héroïne, mais ils sont prêts à payer bien avant la séance, et bien plus que le prix du ticket, jusqu’à 10 000 dollars. C’est le cas de Steven Dengler, canadien de 45 ans, cofondateur de XE.com, qui, en échange, devait jouer le rôle d’un serveur et avoir cette réplique : "Your check, sir". La scène a été retirée du scénario, mais en échange, Dengler a joué le rôle d’un youtubeur présentant, dans le film, une vidéo avec James Franco (sa nouvelle réplique, "Let’s Get Weird !", a le même nombre de mots que l’ancienne). Rien d’outrageant, ni de dégradant artistiquement : après tout, Ed Wood faisait bien la même chose quand le proprio d’un abattoir finançait son film en échange d'un rôle pour son fils…
... ou voir un match des Knicks au Madison Square Garden avec Spike Lee
Funny or Die s’est gentiment moqué de cet échange d’argent contre un petit rôle, avec la complicité des acteurs de Veronica Mars, preuve que l’opération a vraiment agité la toile. Et exciter les détracteurs, internautes lambda ou médias comme le Time pour qui il s’agit d’un fan service, les donateurs finançant les films qu’ils veulent voir. Dans le cas de Veronica Mars, c’est évident, sauf qu’ils ne peuvent pas préjuger du contenu du film (on imagine toutefois l’émeute si Veronica y mourrait au bout de dix minutes et que le reste était un plan-séquence de 80 minute sur des poubelles). Dans le cas du Rôle de ma vie, c’est le film que Zack Braff veut faire qu’ils veulent voir. Et ils n’ont pas la moindre idée de ce que cela peut donner. Ils peuvent simplement espérer qu’ils y retrouveront ce qu’ils aimaient dans Garden State.
Je viens de recevoir mes #rewards pour le film de @zachbraff #WishIWasHere (en attendant la projo du 4 août) pic.twitter.com/jzWGLmN5XI
— Léa Sc. (@Lea__Sc) 29 Juillet 2014
Avec Kickstarter, Braff a recherché une indépendance accrue, notamment dans le choix du lieu de tournage, Los Angeles, ville tellement chère qu’un producteur peut bénéficier d’un abattement fiscal de 30% s’il la quitte afin d'aller tourner ailleurs. Pour Braff, son film ne pouvait se passer de LA, personnage à part entière, il en avait besoin. Apparemment, aux yeux des producteurs habituels, cela ne semblait pas indispensable (et on ne saurait leur donner tort...). Il lui a donc fallu trouver l’argent que les investisseurs installés considéraient comme voué au gaspillage. Le succès du Kickstarter de Veronica Mars lui a donné envie de tenter l'expérience. Plus de 3 millions de dollars ont ainsi été réunis (sur les 5,5 millions du budget total) et pour 10 000 dollars, un donateur a pu tourner dans une scène et dire une réplique spécialement écrite pour lui. Dans le but de contenter les autres, c’est une véritable entreprise qui s’est mise en marche. Il a fallu produire 24 000 t-shirts et des milliers de posters qui auraient donné des sueurs froides à Kristen Bell : pour Veronica Mars, elle a signé 5 000 affiches destinées aux participants.
Spike Lee, lui, fait encore plus fort, niveau récompenses. Si vous contribuez à hauteur de 10 000 dollars à son "joint", Da Sweet Blood of Jesus, thriller annoncé comme sensuel, avec des addicts au sang, vous aurez l’honneur de prendre place à ses côtés au Madison Square Garden, pour y voir un match des New York Knicks. Ce sont des places derrière le banc des joueurs, 29 acheteurs se sont manifestés, ce sont donc 29 matches que l’épouse de Spike Lee ne verra pas, puisque c’est normalement son siège. Forcément, ça fait grincer des dents. Pas que la femme de Spike Lee soit évincée, ni qu’il s’agisse d’un marché noir illégal, mais qu’une personne abonnée à une place hors de prix (20 000 dollars la saison, c’est pour les gradins encore derrière, là c’est la catégorie très au-dessus) demande de l’argent à des internautes qui, potentiellement, ne gagnent pas en une année de travail ce que coûte l’abonnement à cette fameuse place.
Sur Kickstarter, 7 % des projets ciné récoltent 50 % des contributions
Pour répondre aux accusations d’indécence, Kickstarter est monté au créneau avec deux arguments : Spike Lee n’a pas privé d’argent d’autres projets (47 % des donateurs n’avaient jamais participé avant) et il a fait un nouveau coup de pub énorme pour la plateforme, qui estime à 6 000 le nombre de donateurs dragués. Les objections seront faciles : 47 % de nouveau, ça veut dire 53 % d’anciens qui ont potentiellement privilégié Lee aux dépens d’autres projets ; et 6 000 donateurs, ce n’est pas fou au regard des 5 millions déjà inscrits. On peut faire dire ce que l’on veut à ces chiffres, mais ce qui est incontestable, c’est la répartition des richesses. Sur Kickstarter, 10,3 millions de dollars ont financé Veronica Mars, Le rôle de ma vie et Da Sweet Blood of Jesus, contre 21 millions de dollars pour tous les autres films. Si on estime le budget moyen de chacun à 500 000 - ce qui est déjà énorme - on arrive à la conclusion que 7 % des projets se partagent au moins 50 % des richesses. Il faudrait presque taxer Braff, Lee et Mars – prendre aux riches et donner aux pauvres – pour que le système ne devienne pas inégalitaire.
Spike Lee se défend avec la modestie qu’on lui connaît : le kickstarting, il l'a quasiment inventé, il en faisait avant même que cela existe, mais par courrier, au téléphone ou en harcelant les investisseurs. Sauf que ce n’est pas du crowdfunding, c’est de la recherche de financement, comme le ferait n’importe quel producteur. Le crowdfunding ne sert pas uniquement à financer : il met le pied à l'étrier en donnant une carte de visite aux demandeurs. Dans le monde fermé du spectacle, difficile de nouer des contacts. Avec Kickstarter, on n'est plus un inconnu, on est l'inconnu soutenu par des centaines ou des milliers d'internautes. Zach Braff et Spike Lee ne font pas de détournement de fond, ils font du détournement de buzz.
Au revoir mes amis. s'il vous plaît voir le film. je l'ai fait pour vous.
— Zach Braff (@zachbraff) 6 Août 2014
Qu'ils le veuillent ou non, ils font partie de la grande famille du cinéma, et même si elles comptent de gros bâtards, eux disposent d'interlocuteurs. D'où la défiance naturelle qui accompagne leurs projets : s'ils connaissent déjà des partenaires potentiels et que ces partenaires ne répondent pas favorablement à leurs projets, n'est-ce pas parce que ces projets sont mauvais ? Est-ce absurde d'accorder de temps à autre un peu de crédit à une Hollywood forte de cent ans d'expérience et reine du divertissement mondial, et de se dire que, si elle ne veut pas financer le nouveau film du réalisateur de Garden State, c'est parce que le film en question s'annonce très mal ?
Financez un film anti-avortement et recevez une carte pour la fête des mères
Dans le cas précis de Braff et après visionnage du Rôle de sa vie, nous sommes en présence d'un film dont l'industrie ne voulait pas pour des raisons de rentabilité, mais aussi à cause de grosses lacunes artistiques sûrement identifiables au stade du scénario. Il y a pourtant plus épineux. Sans crier au diable, le crowdfunding permet à des projets plus que suspects de voir le jour. C’est le cas de Gosnell Movie, long-métrage inspiré de l’obstétricien américain Kermit Gosnell, condamné à perpétuité pour avoir transformé au moins 3 avortements en meurtres au premier degré, selon la terminologie américaine, en tuant des nourrissons sortis vivants du ventre de leur mère. Le projet a l’ambition de dresser le portrait du "pire tueur en série des Etats-Unis", arguant que celui-ci aurait assassiné 1 000 bébés. Sans contester la condamnation du médecin meurtrier, on peut se demander si ce chiffre ne correspond pas aux avortements auxquels il aurait procédé, légalement. En d’autres termes, Gosnell Movie n'est-il pas un projet anti-avortement ? Ses instigateurs ont à leur actif un docu en réaction à celui d’Al Gore, contestant le réchauffement planétaire, un deuxième consacré aux environnementalistes empêchant la croissance industrielle et un troisième prônant l’exploitation du gaz de schiste. Et ils sont basés à Dublin, en Irlande, pays où l’avortement n’est légal que depuis juillet 2013.
Au mieux, Gosnell Movie est l’œuvre de polémistes, au pire, de conservateurs obtus. Et à l’humour malsain : pour une participation de 30 dollars, vous pouviez recevoir une carte le jour de la fête des mères... Par contre, personne n’a voulu donner les 50 000 dollars donnant droit à un weekend à Dublin. Cela n’a pas empêché Gosnell Movie de devenir à ce jour le 4ème projet cinéma le plus financé par les internautes.
Dans le ciné, et plus particulièrement dans le cas de Braff (et à moindre mesure rob Thomas), cet appel au crownfunding n'est là que parce que les producteurs les ont jeté à cause non seulement de la médiocrité des scénarios mais aussi de leur non rentabilité possible. ce passage par le crownfunding n'est là que pour montrer le cas nerveux d'auteurs/réalisateurs...
Le très bon exemple de crownfunding en cinéma est le cas de Iron Sky, réalisé par Timo Vuorensola. Les backers, en plus d'avoir leurs nom au génériques, avaient droit au scénario, à donner leurs avis, à des vidéos de tournages en avant première, mais aussi dès 20€, au blu-ray du film, un blu-ray, pas un simple code VOD foutage de gueule.
Le crownfunding est une bonne chose dans le high tech, elle a permis à certains objets (Pebble) d'arriver et de bousculer le marché, dans le jeu vidéo, c'est devenu une plaie, les développeurs devenant de plus en plus gourmand, la plupart de ces jeux (Broken Age) deviennent épisodiques... Pour le cinéma, il y a deux écoles, celle des réalisateurs/créateurs "geek" dans l'âme qui font ça pour le plaisir des des autres et ceux qui font un crownfunding pour essayer de ne pas trop blesser leurs égos...