22 Jump Street et ses blagues entre potes

La "private joke", cache-misère ou apogée de la comédie américaine ?

Par Adrien Marie | Le 27 août 2014 à 18h00

Il n'y a pas de définition plus claire de la private joke que celle donnée par Wikipedia : "la private joke est une blague faite pour n'être comprise que par un groupe restreint d'initiés". Aucune autre forme d'humour ne semble plus incompatible avec le cinéma comique, divertissement public, collectif et populaire. Et pourtant : le nightclub « Obi-Wan » au début d’Indiana Jones et le temple maudit ; Stallone exprimant son dégoût des « danish » dans Tango & Cash, peu après avoir divorcé de son épouse danoise Brigitte Nielsen ; les vannes personnelles entre James Franco et ses potes dans C'est la fin, etc. Références à d’autres films, à la vie privée des acteurs, clins d’œil obscurs : la private joke se nourrit de tout, surtout de l'avidité des fameux initiés qui se sentent ainsi encore plus complices de leurs stars, mais peut-elle être l’unique raison d’être d’un long-métrage ?

Le principe de la private joke est simple. Il s’agit d’une blague faisant référence à un objet ou un sujet qui n’est pas explicité. Elle ne peut donc faire rire que les initiés, ceux qui ont la chance de savoir de quoi il en retourne exactement. Exemple avec l’ouverture de 22 Jump Street, dans les salles cette semaine, qui fait très fort dans le genre et très vite. Dès l'ouverture du film, Jenko, le flic interprété par Channing Tatum, fait une proposition pour sa prochaine mission : rejoindre les services secrets et aller à la Maison Blanche pour protéger le président. Son partenaire, Schmidt, joué par Jonah Hill, lui répond qu’il s’agit là d’une très mauvaise idée qui ne marchera jamais. Ceux qui savent, dans ce cas précis, sont ceux qui ont vu ou connaissent White House Down, film de Roland Emmerich dans lequel Channing Tatum protège le président des Etats-Unis, fait plus ou moins péter la Maison Blanche, et qui n'a pas conquis le box-office. Mauvaise idée, effectivement.

Private joke, privés de blagues

Le blague se réfère ici à la filmographie d’un des acteurs, pas au passé de son personnage ou à ce qui a pu lui arriver précédemment dans 21 Jump Street. Aux yeux du spectateur, ce trait d'humour charrie son lot de contradictions pour une raison simple, qui tient à la définition de la private joke : le rire reste toujours plus puissant lorsqu’il est collectif, alors que ce registre de la blague cherche précisément l’inverse, le rire ciblé, personnel. Il y a « ceux qui savent » qui vont d’autant plus se régaler qu’ils auront le sentiment d’être des privilégiés, d’être les seuls à comprendre et à rire, bons amis qu’ils sont des comédiens. Mieux (ou pire) : ils seront plus enclins à rire à gorge déployée, histoire de montrer qu’ils ont bien compris ce qui venait de se passer ou simplement spontanément, parce qu’ils ne s’attendaient pas à une telle référence (ne voyons pas du snobisme partout). La magie de la salle permet alors de se repérer les uns les autres, de s’accorder avec nos pairs et de rire avec eux de la blague et – si on est méchant – des laissés-pour-compte qui n’ont rien capté. Eux, ce sont « ceux qui ne savent pas » et qui n’ont pas à être blâmés pour ça, puisqu’une comédie n’a pas à être livrée avec son mode d’emploi et doit normalement se suffire à elle-même. Pour eux, la frustration est double : non seulement ils ne rient pas, faute de saisir la référence, mais en plus ils doivent endurer l’hilarité de certains de leurs voisins, au risque de se détacher du film avec encore plus de détermination (si le film ne veut pas me parler, pourquoi devrais-je m’entêter à le suivre ?).

La séparation entre initiés et non-initiés varie, pas seulement en fonction de la culture de chacun, mais aussi en fonction des cultures nationales. Dans le cas de 22 Jump Street, certaines private joke marchent forcément mieux auprès du public américain quand elles jouent sur des références implicites au répertoire musical d'Ice Cube, le rappeur devenu acteur, interprète du rôle du chef de la police dans le film. Chez d’autres, on fera en sorte que la private joke soit plus largement partagée. Aucun spectateur ne va voir Expendables 2 par hasard. Aucun n’ignore totalement les filmographies des papys flingueurs. Alors quand Schwarzy et Bruce Willis disent chacun la réplique culte de l’autre dans Terminator et Piège de cristal, nous sommes toujours dans la blague pour initiés, mais plus si « private » que ça.

La private joke établit un contrat de lecture et instaure une complicité entre spectateurs, acteurs, scénaristes et réalisateurs du film. Le sentiment de faire partie du groupe peut être par ailleurs renforcé par la forte présence de ses personnalités sur nos réseaux sociaux. Grand utilisateur de Twitter ou Facebook, le public moderne suit le quotidien des célébrités du grand et du petit écran, au même titre que celui des membres de sa famille ou de ses amis. Cette complicité, certes artificielle, renforce les liens et les connaissances que nous avons d’eux. C’est ainsi qu’une fanbase se construit, préparant le terrain à des références qui seront plus facilement captées par ce public cible. C’est la fin, l’une des grosses (par son casting) comédies américaines de 2013 fonctionne de cette manière. Dans leurs propres rôles, Seth Rogen et ses potes James Franco, Craig RobinsonDanny McBrideJonah Hill (encore lui) et Jay Baruchel se vannent comme se vanne un groupe d’amis au quotidien. Quand la fin du monde arrive, ils se lancent même dans la fausse suite de Délire Express, gros carton aux USA mais à la carrière plus que discrète en France. C’est la fin est un concentré de private jokes, avec par exemple un Jason Segel exprimant en catimini la frustration que lui apporte son rôle de grand benêt à la télévision (sans mentionner une seule fois le rôle en question, dans How I Met Your Mother). Se charrier entre potes devant la Terre entière, c’est leur créneau et cela peut même constituer la seule raison d’être d’un show, comme le prouve cette émission diffusée sur Comedy Central l’an dernier, montrant James Franco se faisant vanner pendant une heure par son entourage (extrait ici).

Méta-suite

Dans 22 Jump Street, le duo Channing Tatum – Jonah Hill joue sur deux niveaux de blagues réservées aux initiés : la première, déjà explicitée plus haut, provient des clins d’œil aux filmographies des acteurs, et la seconde, tient aux évènements du premier film. Là où la réalisation de Phil Lord et Chris Miller en rajoute, c’est dans l’utilisation à outrance de l’humour méta, cet humour grâce auquel le film se dénonce comme film, pas dupe de sa nature. 22 Jump Street commente implicitement son statut de suite, de la même manière que le précédent film insinuait – même si c’était de manière bien moins appuyée – d’être l’adaptation d’une série télé (Johnny Depp et Peter DeLuise, non crédités au générique, faisaient d’ailleurs une apparition en Tom Hanson et Doug Penhall, leurs rôles dans la série). Comment ? En faisant clairement un parallèle entre nouvelle production cinématographique et nouvelle mission policière, sans toutefois casser le quatrième mur ; on n’est pas non plus dans Les clefs de bagnole, où Laurent Baffie passait son temps à dire à Daniel Russo qu’ils étaient dans un film, donc que tout était possible.

Dans 22 Jump Street, il y a tout de même un personnage, le chef-adjoint Hardy joué par Nick Offerman, qui supervise les deux héros comme le ferait le producteur du film, en expliquant que le succès surprise de la première mission conduit Jenko et Schmidt à retourner sur le terrain, avec un budget encore plus important. Ces blagues à deux niveaux parsèment tout le film, car toutes concernent à la fois la nouvelle mission policière et le budget du film, son casting, etc. Avec son double contrat de lecture, 22 Jump Street peut se voir comme une immense private joke, de bout en bout. Faut-il recréer exactement la même recette que le premier (même mission, même stratégie) pour encore plus de succès ou au contraire faut-il sortir des sentiers battus ? La suite assume totalement son statut de suite, tout en le tournant en dérision, créant un lien avec le public bien conscient de la signification de ce double discours, sans pour autant le montrer au grand jour... du moins jusqu’au générique de fin, dont on vous garde la teneur.

Hashtag LOL

La private joke et l’humour méta ont une terre d'asile : la télévision. Quoi de mieux qu’un programme hebdomadaire pour créer sur la durée un univers de référence, dans lequel viendront piocher d’autres programmes pour créer le leur ? C’est ainsi qu’une série peut passer du statut de show fourre-tout, piochant à tout va dans les références pour construire son propos, à celui de show identifiable, avec son univers propre et sur lequel reposeront ensuite ses propres private jokes. Le meilleur exemple récent de ce phénomène endogène reste Community. A force de s’auto-référencer à coup de slogans, de hashtags et autres punch lines, la série s’est trouvée une drôle d’identité à laquelle les fans adhèrent en cherchant, compilant et s’échangeant ses private jokes  Community a créé une communauté et c’est à elle qu’elle s’adresse, pas aux autres, car chacune a ses rites. « Allons-y » a une signification bien spécifique pour les fans de Doctor Who. Les accros à Game of Thrones peuvent parfois pouffer quand ils entendent parler de l’arrivée de l’hiver ou de mariage. C’est ce qu’il y a de drôle avec les private jokes : tout le monde en a, mais pas les mêmes.

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2 commentaires
  • Daftway
    commentaire modéré Bon article, qui parle plutôt bien des adaptations 21 et 22 Jump Street. En effet, dans le 21, l'aspect méta est vraiment implicite, et je trouve qu'il n'aborde pas seulement le fait d'adapter une série télévisée, mais également qu'il est utilisé via l'emploi des acteurs.
    Dans 22 Jump Street, ya pas mal de blagues méta qui fonctionnent, par contre on est a la limite de briser le 4ème mur, c'est beaucoup moins subtil.

    Et la scène citée d'Expendables 2 est horrible. Autant le "I'm back" lâché par Schwarzy 10 minutes avant est bien senti, autant dans cette séquence c'est un festival de quotes balancées complètement gratuitement, sans aucun lien avec le récit.
    27 août 2014 Voir la discussion...
  • IMtheRookie
    commentaire modéré @Daftway oui, d'ailleurs dans 22 le fait de ne pas vouloir casser le 4ème mur est souvent problématique parce que ça donne des gags méta qui ne veulent rien dire au premier degré. C'est limite et parfois un peu trop complaisant à mon goût.
    28 août 2014 Voir la discussion...
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