Steven Soderbergh : profession storyteller
Dans les salles de cinéma, les exploitants ont a peine rangé les affiches de Piégée que déjà leur sont parvenues celles du nouveau Soderbergh : Magic Mike. Ce stakhanoviste du septième art, plus jeune palme d'or de l'histoire à 26 ans (Sexe, Mensonges et Vidéo), est allé jusqu'à sortir trois films en un an. Il est également directeur de la photo et monteur (sous pseudonyme) de la majorité de ses films, et notamment des deux derniers. A ses heures perdues (du moins jusqu'en 2007), il a aussi produit avec son pote George Clooney, aussi bien Todd Haynes et Christopher Nolan que Lodge Kerrigan.
Que cache cette boulimie de travail ? Derrière la diversité des genres abordés, quelle cohérence ? S'il arrête bien sa carrière à 50 ans, comme il l'a annoncé, il est l'heure de faire un premier bilan : Soderbergh se sera surtout imposé comme un raconteur d'histoire de talent, plutôt que comme un grand inventeur de formes.
La qualité américaine
Enquêtes, manipulations, jeux de pistes... Soderbergh a beau être un fou d'expérimentations techniques, ses films se veulent avant tout ludiques et populaires. Il n'hésite pas à rendre hommage aux vieux films d'espionnage (The Good German, The Informant) comme aux films de braquage (la saga Ocean's Eleven) en s'entourant des stars les plus bankable, comme à la belle époque du ?rat pack?.
Son humour, son sens du rythme et l'efficacité de ses scénarios lui ont assuré un succès durable. Pour quelqu'un d'aussi prolifique, Soderbergh a connu peu de véritables échecs (Full Frontal, surtout). Avec Clooney, il a fondé très tôt sa société de production qui lui garantit une indépendance (certes relative), tout en se posant en héritier d'une certaine tradition hollywoodienne, celle de l'âge d'or. Il se revendique également de John Huston qui était guidé par la même capacité à enchaîner les films dans des genres très différents.
On peut aussi penser, pourquoi pas, à Howard Hawks qui remplissait sa mission de divertissement du spectateur avec classe, efficacité et légèreté. Hawkes se plaisait à se présenter comme un ?storyteller? : ?c'est la principal fonction d'un cinéaste. Et les images sont en mouvement, alors faisons les bouger !?, se plaisait-il à déclarer (1). Ainsi de Soderbergh qui, lors de la promotion de Piégée, par exemple, clamait sa fierté d'avoir tourné un film d'action dont la moitié des scènes se passent de dialogues. Maître de récits souvent vifs et malins, il donne toujours le sentiment d'une grande maîtrise.
S'il a parfois lorgné du côté du cinéma expérimental (sans grand succès du reste, même du côté de la critique), c'est bien en storyteller de talent qu'il s'est imposé. Il est le meilleur garant d'un savoir-faire au sens quasi-artisanal du terme grâce auquel il produit des blockbusters considérés comme de belles réussites, dans des genres assez différents.
L'ambition du film choral
Mais il serait quelque peu réducteur de ne voir en Soderbergh qu'un gentil faiseur, sans vision. Il est l'auteur d'une profusion de films, derrière lesquels se cachent parfois l'ambition de porter son regard loin et plus en profondeur. Outre l'imposante fresque en deux parties qu'il a consacré au Che, il lui arrive de se glisser dans la peau d'un humble héritier de Robert Altman (on pense à Short Cuts, The Last Show...), de par sa capacité à tisser une toile narrative complexe à partir de plusieurs fils narratifs autonomes. Avec Nashville, Altman dressait le portrait sociologique, géographique et politique d'une ville qui vibrait au rythme de la country en suivant les trajectoires croisées d'une bonne dizaine de personnages.
Soderbergh a lui étendu cette conception du film choral à l'échelle nationale, voire à la planète entière, mondialisation oblige. Dans des films tels que Contagion ou Traffic, la démultiplication des points de vue a prétention à embrasser un gros sujet (la pandémie, le trafic de drogue) dans toute sa complexité pour éclairer les intérêts des uns et des autres, et donner du sens à l'enchaînement des événements. Le résultat n'échappe jamais tout à fait au didactisme, faute d'humour et de respirations. Et même les procédés visuels (les filtres colorés façon ?stabylo? de Traffic) peuvent sembler un peu lourds, mais de tels films passent pour des modèles de réussite comparés aux rouleaux compresseurs mélodramatiques bricolés par Inarritu (Babel) ou Meirelles (360).
Une vision fun et cruelle du libéralisme
Comme d'autres avant lui, Soderbergh s'intéresse également aux rouages du capitalisme, quitte à verser dans la dénonciation un peu plate des dérives du système (Erin Brockovich). Plus récemment, avec Girlfriend Experience dans lequel Sasha Grey interprétait une escort girl de luxe, il remettait au goût du jour ce vieux sujet de l'exploitation des corps sur fond de crise économique. Sauf que Sasha Grey y était une femme forte et indépendante qui recueillait religieusement les plaintes de ces figures solitaires peinant à trouver du sens dans leur travail et leur existence tout court.
Magic Mike, actuellement en salles, creuse de manière un peu plus légère cet intérêt pour des personnages pris dans la circulation du désir sexuel et des flux monétaires. Il reprend également cette vieille idée de Godard selon laquelle celui qui vend son corps (la prostituée comme le strip-teaseur) n'est pas différent du travailleur qui vend sa force de travail ou même du cinéaste. Les hommes doivent d'une manière ou d'une autre, faire commerce de leur corps pour survivre. De Sexe, mensonges et vidéo à Magic Mike, Soderbergh à quitté l'antre du foyer, de l'intimité pour ouvrir ses films à un monde où le fun, la quête du plaisir et de l'argent figurent un libéralisme toujours plus décomplexé et aux conséquences parfois désastreuses.
You can't touch this !, extrait de Magic Mike
Passionné par l'image et la technique, Soderbergh ne restera pourtant pas dans l'histoire pour l'audace visuelle de ses films. Mais lui qui compte prendre sa retraite en tant que cinéaste à l'âge de 50 ans pour devenir peintre trouvera peut-être dans ce nouveau medium le champ idéal pour de nouvelles expérimentations, en toute liberté.
(1) ?I'm a storyteller - that's the chief function of a director. And they're moving pictures, let's make 'em move !?
Merci de votre retour. La coquille est corrigée.
Vous avez raison de le souligner, il a souvent su tirer le meilleur de ses acteurs.