Titicut Follies de Frederick Wiseman ou l'injustice des fous
En 1967, le documentariste américain choquait son pays en révélant les conditions de vie effroyables du pénitencier psychiatrique de Bridgewater. Censuré, menacé de destruction, ce grand film, disponible depuis 1991 seulement, ressort en salles. Samuel Douhaire, de Télérama, nous donne trois raisons de nous y précipiter.
Avant de devenir l’un des plus grands documentaristes américains, Frederick Wiseman était professeur de droit à l’université de Boston. Dans les années soixante, il emmenait chaque promotion d’étudiants au pénitencier psychiatrique située Titicut Avenue à Bridgewater, dans le Massachussets. Une sortie scolaire à ses yeux aussi formatrice qu’un cours magistral, comme il l’expliquera plus tard à la revue Positif : « Il me semblait important d’emmener les étudiants visiter un lieu où, en tant que procureurs, ils pourraient expédier des gens, ou en tant qu’avocats de la défense, leurs clients pourraient se retrouver ».
Fasciné par le lieu et les relations entre les détenus-patients et le personnel pénitientiaire, Wiseman décide de consacrer son premier film à l’hôpital-prison de Bridgewater. Après un an et demi de négociations avec les autorités, il obtient en 1966 l’autorisation d’y tourner sans restrictions pendant un mois. Il filme dans un noir et blanc quasi-expressionniste le quotidien (sordide) des malades incarcérés, les mauvais traitements physiques et psychologiques dont ils sont victimes, mais, aussi, la fête annuelle de l’établissement, pendant laquelle détenus et gardiens montent sur scène, déguisés, pour chanter. Des dizaines d’heures de rushes obtenues, Wiseman tire un film implacable d’une heure vingt-quatre. Cinquante ans après sa présentation triomphale au festival de New York, Titicut Follies ressort en salles en version restaurée.
Restez bien jusqu’au bout du générique final
Titicut Follies est resté longtemps invisible. La faute à l’acharnement judiciaire de l’Etat du Massachussets, qui, dès 1967, demande l’interdiction du film. Raison officielle de la plainte : le film violerait l’intimité et la dignité des patients de Bridgewater. Raison officieuse et beaucoup moins avouable : les autorités de l’Etat n’apprécient pas l’image peu reluisante de leurs services sanitaires et sociaux véhiculée par le film…
Un tribunal new-yorkais donne raison à Wiseman en première instance. Mais en 1968, la cour supérieure du Massachussets ordonne de retirer Titicut Follies de l’affiche et de rappeler toutes les copies pour les détruire ! Wiseman invoque une atteinte à la liberté d’expression garantie par le Premier amendement de la Constitution des Etats-Unis. Il fait appel devant la Cour suprême de l’Etat, qui, en 1969, rend un jugement de Salomon : les projections du film sont autorisées mais uniquement pour les médecins, les avocats, les juges, les professionnels de santé, les travailleurs sociaux et les étudiants.
Il faudra attendre plus de vingt ans pour que, en 1991, un juge autorise à nouveau l’exploitation du film pour le grand public. Seule condition : il faut ajouter au montage un panneau indiquant que « des changements et des améliorations ont eu lieu depuis 1966 à Bridgewater ». On vous laisse découvrir comment Wiseman a respecté cette ordonnance de justice à la lettre tout en la ridiculisant – restez bien jusqu’au bout du générique final...
Les premiers pas de la “Méthode Wiseman”
Dès son premier film, Frederick Wiseman avait défini sa méthode. Cinquante ans et une quarantaine de longs métrages plus tard, elle n’a pas changé. Soit un tournage en équipe très réduite – seulement un cameraman, un technicien pour recharger les bobines de pellicule 16 mm et un preneur de son à la perche (Wiseman lui-même) pour Tititcut Follies. Pas de scénario, pas de commentaires en voix-off, pas de musique rajoutée. Et un énorme boulot de montage – Wiseman mettra un an pour trier et ordonner les rushes de Titicut Follies. Avec des raccords de plans aux effets ravageurs pour l’institution de Bridgewater et son personnel. Deux exemples :
- Le film s’ouvre sur le spectacle annuel de la prison-hôpital. Dans la scène suivante, on découvre que le sympathique meneur de revue n’est autre que le gardien-chef, qui force alors les détenus à se mettre nus devant tout le monde.
- Dans la séquence la plus éprouvante du film, un patient qui refuse de manger est alimenté de force par une sonde, introduite par le nez. Dans le plan suivant, l’homme est à la morgue, et on lui bouche les yeux avec du coton…
Une allégorie de la société américaine
Titicut Follies, premier « scandale », montre en pleine lumière ce que l’ordre public dissimule habituellement aux regards : les fous. Mais les névroses des schizophrènes, paranoïaques et autres criminels sexuels filmés par Wiseman sont celles de la société américaine toute entière en cette fin des années soixante. Dans leur flot de paroles (pas forcément délirantes) où les pensionnaires de Bridgewater parodient (sans en avoir conscience) les leaders politiques, les prédicateurs religieux ou les officiers, il est question de l’assassinat du président Kennedy, de la guerre froide, de l’angoisse de la bombe et, surtout, de la guerre du Vietnam. Le documentaire fait ainsi écho à la fiction de Shock Corridor, le film de Samuel Fuller sur un hôpital psychiatrique dans lequel, pour reprendre les mots de Martin Scorsese, « l’Amérique est devenue un asile d’aliénés ».
Entre les internés et leurs gardiens de Titicut Follies, on peut d’ailleurs se demander qui sont les plus fous. Entre ce psychiatre inquisiteur à l’accent étrange et ce patient qui chante devant la télévision, qui est le plus inquiétant ? Et entre le jeune Wladimir, parfaitement conscient que son séjour à Bridgewater ne fera qu’aggraver son mal-être, et ce médecin qui refuse d’entendre sa souffrance, qui est le plus dangereux ?
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Sleeper15 septembre 2017 Voir la discussion...
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bredele15 septembre 2017 Voir la discussion...
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Attrianera15 septembre 2017 Voir la discussion...
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zephsk18 septembre 2017 Voir la discussion...
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Attrianera18 septembre 2017 Voir la discussion...