Une Séparation et La Guerre est déclarée, comment expliquer ces deux succès ?
Cette année, deux succès « surprise » ont marqué l'actualité cinématographique, alors que rien ne laissait présager de tels emballements. Plus de 800 000 spectateurs sont allés voir le film iranien Une Séparation (Asghar Farhadi) tandis que La Guerre est déclarée de Valérie Donzelli a déjà dépassé les 350 000 entrées, après avoir fait sensation à Cannes. La barre du million de spectateurs pourrait être atteinte grâce aux nouvelles copies mises en circulation.
À première vue, rien ou pas grand chose ne rapproche les deux films, si ce n'est peut-être leurs affiches dynamisées par des lignes obliques et des couleurs éclatantes, ocre vif ou rose pimpant, certainement très efficaces pour attirer l'attention du chaland.
Sur celle d'Une Séparation, les regards ne se croisent pas, figurant l'impossibilité de concilier les désirs et les lignes de conduite des personnages. Le drame, le noeud inextricable des conflits qui déchireront les deux couples, c'est que, riches ou pauvres, croyants ou athées, chacun a ses raisons, comme on dit dans La Règle du Jeu. Si bien que Farhadi aurait pu, après tout, titrer lui aussi son film « La Guerre est déclarée ».
Tout le monde a ses raisons ! extrait de La Règle du jeu
Hasard ou coïncidence, le film de Valérie Donzelli évoque quant à lui en filigrane « une séparation », puisqu'on sait que le couple ne résistera pas à l'épreuve de la maladie de l'enfant. La période post-rupture était d'ailleurs le sujet de La Reine des pommes, premier film et première incursion remarquée dans le champ de l'autofiction.
Pas sur sa bouche mais sur sa queue extrait de La Reine des pommes
Pourtant, sur l'affiche, le couple apparaît côte à côte et regarde dans la même direction. Ce qui guide leur regard et leur attention mais qu'on ne voit pas, c'est bien entendu l'enfant.
L'Enfance nue
On retrouve donc une figure en forme de trait d'union entre les deux films : celle de l'enfant, au coeur d'un noyau familial prêt à voler en éclat. L'enfant, dans toute sa vulnérabilité, bousculé, pris dans une mécanique mise en branle par les adultes (le divorce pour la fille d'Une Séparation, le traitement de sa maladie pour le fils de Valérie Donzelli). Les derniers plans des deux films esquissent deux réponses opposées au problème de la rupture. Dans le film de Donzelli, le couple séparé reste soudé par l'expérience vécue et cette présence quasi miraculeuse de l'enfant entre eux. Comme en écho lointain à la fin des Quatre cents coups sur la plage, le couple semble vouloir faire comprendre à son fils qu'il n'a pas les parents ingrats du petit Doisnel. Il peut courir vers la mer tant qu'il veut, mais eux seront toujours derrière, attentifs.
Scène Finale extrait de Les Quatre cents coups
Dans Une Séparation, la petite fille ne constitue plus un prétexte suffisant pour que le couple brisé conserve un semblant d'unité. Au début du film, la mère renonce au divorce et à l'exil pour ne pas perdre sa fille, mais elle réalise au passage que son mari ne tient plus vraiment à elle. Dans l'épilogue, sa fille se retrouve devant le juge, enjointe de choisir entre ses deux parents. Sur le fond comme sur la forme, Une Séparation est aussi sombre que La Guerre est déclarée est coloré.
Mais tout cela ne nous dit pas pourquoi ces deux films d'auteur, habituellement promis à une sortie « éclair » réservée à une poignée de spectateurs parisiens, ont fait l'objet d'un tel engouement. Si certains n'ont pas manqué d'évoquer la chaude actualité politique en Iran [1], pour l'un, l'effet de vérité pour l'autre (« Ca leur est vraiment arrivé, et ils en ont fait un film ! »), de telles explications qui éludent les films et leurs démarches, ne sauraient être satisfaisantes, d'autant plus qu'elles sont aussi une façon de mépriser la capacité des spectateurs de juger par eux-mêmes de la qualité et de l'importance d'un film indépendamment de son contexte.
Deux couples se tiraillent et s'affrontent pendant qu'un autre fait face à la maladie de son fils... Les deux films sont traversés et transcendés par des pulsions de vie très fortes, mettant en scène des drames de la vie quotidienne dans lesquels tout le monde peut se retrouver. En ces temps de crise, ces héros modernes ne cherchent plus à transformer la société puisqu'ils sont déjà acculés et mus par cette nécessité vitale de faire face, pour ne pas se laisser broyer par elle. Pour cela, il leur faut trouver leur chemin dans les entrailles du palais de justice ou de l'hôpital. Ces lieux publics anonymes et tristes où l'on se rencontre, se dispute, se réconcilie, fonctionnent comme la réduction à taille humaine de sociétés dans lesquelles les personnages s'épuisent et tournent en rond, cherchant l'échappatoire comme des souris dans un labyrinthe kafkaïen.
Dans les deux films, la caméra, nerveuse et alerte, se met au diapason de la fragilité des protagonistes. Tout le contraire, en somme d'un Lars Von Trier qui, avec Melancholia, a une nouvelle fois sorti l'artillerie lourde du pompiérisme pour mieux écraser une famille condamnée à la peine de mort dès les premières images par un cinéaste démiurge, chantre d'une apocalypse onirique et fantasmée. Et quand il filme en caméra portée, à la manière du Dogme, c'est toujours pour mieux railler et gratter le vernis de respectabilité, pour égratigner l'âme, agresser au fond, tout bêtement, cette humanité à laquelle il prête le cynisme dont il se prévaut.
Humains, trop humains
La caméra portée de Farhadi, elle, est pleine d'empathie, elle ne méprise pas ses personnages, ne les abandonnent jamais. Elle les suit à la trace jusque dans les moindres recoins pour que nous, spectateurs, nous escrimions (en vain) à évaluer le degré de moralité de leurs actes. La scène d'ouverture qui nous présente le couple petit bourgeois en pleine demande de divorce, nous place dans la position d'un juge qui ne peut se fier à rien : ni aux faits, ni à la parole des uns et des autres. La question du point de vue se trouve dès le début brillamment introduite. Par la suite, les mécanismes qui ont amené les deux couples à basculer dans l'illégalité et l'agression physique sont démontés sans qu'on puisse jamais se permettre de sauver les uns ou condamner les autres. La construction du récit peut paraître implacable en apparence, mais elle s'avère en réalité ouverte et tiraillée à l'extrême. En ce sens, l'ellipse d'un moment crucial de l'intrigue révélé à la fin, ne fait que renforcer cette impression qu'il reste dans les actes et les jugements de chacun une part d'indécidable, résultant de l'impulsion et de la panique, et qui forme une sorte de trou noir dans lequel les événements se précipitent. Fuyant le manichéisme et le pathos, mêlant le mélodrame et le thriller, Farhadi parvient à un équilibre complexe entre les genres, les registres et les interprétations du récit, et c'est ce qui rend sa Séparation si captivante.
Dans un style moins heurté, l'esthétique « pop » de Valérie Donzelli, à base de savants collages de musique (de Vivaldi à Sébastien Tellier en passant par Jacno...), et de couleurs saturées, tisse un cocon ouaté autour du noyau familial, et agit comme un tampon de pudeur bienvenue, soigneusement posé sur la (sur)charge émotionnelle des situations. Ainsi, Donzelli met à distance et nous rend acceptables aussi bien les scènes les plus mélodramatiques (son effondrement dans les couloirs de l'hôpital) que celles qui manifestent une joie hystérique et forcée dans les moments de relâchement (les soirées, la fête foraine). Les scènes les plus « casse-gueule » s'enchaînent sans qu'on soit jamais tenté de taxer le film d'obscénité. C'est là que se loge le véritable petit miracle du film. Les voix off participent également de cet enrobage fictionnel qui donne une forme plus douce à une réalité trop crue. Comme dans les films de Xavier Dolan, cette extrême stylisation va de paire avec une certaine dose d'humour et d'autodérision dont il serait regrettable de se passer quand on a l'ambition de raconter sa vie à des inconnus. Valérie Donzelli échappe ainsi au chantage à l'émotion qu'un tel sujet laissait présager.
Dans ces deux films intenses et tendus, tout est donc fait avec beaucoup de tact et d'habileté (ce qui est très différent de la roublardise) pour rebondir lestement sur les lieux communs et les clichés. On ne peut que céder devant la puissance et l'efficacité de ces deux propositions de cinéma. La première chamboule vigoureusement la veine néo-réaliste, voire sociale-misérabiliste, d'un certain « world cinema », pendant que la seconde rompt joyeusement avec le naturalisme académique d'un cinéma français qui a trop souvent tendance à vivre des rentes de son opulent patrimoine (Les Bien-aimés en est l'exemple le plus récent). Un peu d'audace et pas mal de talent auront donc suffi à Ashgar Farhadi et Valérie Donzelli pour sortir du ghetto des festivals où leurs films auraient pu se retrouver cantonnés.
[1] Peu de chance que Ceci n'est pas un film, l'oeuvre de Jafar Panahi, cinéaste assigné à résidence, remporte le même succès.
Vous évoquez "la complaisance" de l'auteur. De quelle complaisance parlez-vous ? De quelle autosatisfaction notre pauvre ami serait-il coupable ? Ferait-il partie des Illuminatis du Cinéma ? D'un ordre imposant secrètement sa vue au commun des mortels ?
En quoi les problèmes que vous évoquez sont "réels" et "importants". C'est le TPI ici ?
Vos réflexions emphatiques sur la sémiologie et la sociologie du cinéma vous permettent d'arriver à cette conclusion lumineuse : "à chacun son goût". Vous auriez pu vous éviter bien de la sueur pour nous délivrer votre pensée.
Et d'en conclure que l'emploi d'un "nous" est impropre pour juger du succès d'un film.
Je n'ai pourtant pas cru voir ici la recherche d'une somme sur le cinéma ou je ne sais quel pensum sur la vérité cinématographique.
Comment vous appeler autrement que "comptable" quand votre propos consiste à déduire que la seule tentative de compréhension du succès d'une film se situe dans la somme des avis à son sujet ?
Et vous-même, que faites-vous d'autre qu'imposer un seul matériel d'analyse à travers le prisme de la sociologie, la psychanalyse (sic) et la sémiologie ?
En quoi ce matériel serait plus "objectif", plus pertinent? Quelle est sa nécessité ? Sa grandeur ?
Enfin, je ne vois rien qui fasse l'objet d'une "problématique" dans cette chronique. Rien qu'une chronique.
"Une fois la décision prise, fermer l’oreille à l’objection même la mieux fondée, c’est le signe d’un caractère fort ; cela implique à l’occasion la volonté d’être stupide."
Et d'en conclure que l'emploi d'un "nous" est impropre pour juger du succès d'un film.
Ce que j’ai dit est effectivement de l’ordre de la banalité, je ne pense pas le contraire. Vous me prêter ici un sentiment que je n’ai pas.
Et vous-même, que faites-vous d'autre qu'imposer un seul matériel d'analyse à travers le prisme de la sociologie, la psychanalyse (sic) et la sémiologie ?
Ai-je moi même utilisé ces matériaux dans mon commentaire ? Non. J’ai simplement déploré leur absence dans la chronique de RaphaëlClair. Pourquoi ? Parce-que ce sont ces disciplines (sociologie, psychanalyse, et psychologie cognitive - que je n’ai pas évoqué) qui ont fait évoluer la réfléxion sur la réception de l’oeuvre d’art, et celle du film. Ne pas les utiliser ne me pose pas de problème, en revanche, les ignorer complètement et fonder une argumentation en dépit de ce qu’elles ont apporté me semble dommage.
En quoi ce matériel serait plus "objectif", plus pertinent? Quelle est sa nécessité ? Sa grandeur ?
Analyser le succès d’un film auprès d’un public oblige celui qui s’y attèle à travailler avec ce public (c’est à dire à être en relation directe avec ce dernier). Faire abstraction de lui et tenter de le retrouver à travers la construction mental d’un public unifié et idéal ne peut fonctionner.
Nos divergences de point de vues portent sur un malentendu. Comprenez que ce que j’ai critiqué c’est l’absurdité de l’étude formelle d’un film pour comprendre et analyser son succès. Puisque ce n’est pas ce qu’a voulu faire l’auteur (cela est très clair désormais puisque le titre n’est pas de lui), et qu’il voulait simplement expliquer leur succès commun en dégageant leurs similarités, mon commentaire est hors propos. Néanmoins, bien que ce que j’ai dit est inapproprié à la chronique en question, cela n’en demeure pas moins tout à fait vrai, j’en suis convaincu et j’espère qu’en relisant mon commentaire avec moins de méfiance et d’énervement (que j’ai certainement provoqué), vous le serez aussi.
Au-delà de ce riche débat sur le goût, la forme et le public, on pourrait aussi envisager que le succès de ces films tient aussi à des éléments très pragmatiques.
Ainsi tout le travail des distributeurs auprès de la presse, de médiation par des outils d'information, de projection à l'attention des exploitants fait par des associations comme l'AFCAE ou le GNCR s'avère payant. Plus encore des partenariats solides (Radio France, Télérama etc) et une large circulation de ces films y compris dans les gros réseaux de salles (Pathé Gaumont CGR) lui donne plus d'exposition et de visibilité que la plupart des autres films dits "fragiles".
On peut donc envisager que le goût du public (ou des publics, hein) est déjà modelé ou conditionné avant même la sortie des œuvres.
Tu as tout à fait raison, le boulot de distribution est primordial, et c'est d'ailleurs dommage que ce genre de films ne trouve pas plus souvent le chemin des grands circuits.
Et puis, on peut avancer bien des hypothèses pour expliquer un succès, mais aucune ne sera jamais pleinement satisfaisante. Il n'y a qu'à voir comme la plupart de ceux qui ont cherché à expliquer "sociologiquement" ou "économiquement" le succès des Chtis se sont cassés les dents.
Non ! Non et Non !
Vous avez probablement été récemment fasciné par quelque théorie sociologique ou cognitive qui vous fonde à présent, mais rien n'"oblige" personne à travailler avec ce matériel là. Je ne sens aucunement la nécessité de sonder le public pour délivrer des sentences arbitraires à son égard. D'abord parce que des biais existent dans toutes sciences humaines -comment pourrait-il en être autrement ?-, ensuite parce que je n'ai pas de confiance particulière envers ce fameux public. L’exercice de style consistant à "penser" plutôt qu'à "relever" me paraît plus sain. Il donne à voir le courage de braver le vide et le panache de l'homme libre. Toutes choses que le comptable ignore. S'essayer à la pensée, voilà ce qui nous intéresse.
En ce qui me concerne, je n'ai pas spécialement de penchant pour l'étude des raisons d'un succès, qui me laissent de marbre, mais je crois qu'il s'agit ici de traiter avec légèreté d'un art sous des angles divers, sans prétention aucune. C'est pourquoi je me suis permis de vous reprendre un peu sec. Je place votre gravité fort mal à propos - eu égard à la futilité du papier - sur le compte d'un enthousiasme nouveaux pour les sciences humaines.
Lâchez les amarres ! Je vous encourage par ailleurs à nous faire part de vos avis concernant le cinéma, les films, et pourquoi pas, écrire un papier sur le succès au cinéma, plutôt que de réciter vos cours sur la sociologie. Cela permettrait d'échanger de façon plus enrichissante.
Au plaisir de lire vos critiques.
"L’exercice de style consistant à "penser" plutôt qu'à "relever" me paraît plus sain. Il donne à voir le courage de braver le vide et le panache de l'homme libre."
Quelle phrase. Quelle emphase.
Traiter avec légèreté un art sous ses angles divers, voilà une activité à laquelle je refuse de me livrer, d'où mon sérieux et mon refus d'écrire comme vous le faîtes sur le cinéma. Compte tenu de certains problèmes que j'ai tendance à relever dans le cinéma contemporain, et compte tenu du chemin qu'il reste à faire, j'ai la conviction que cette légèreté que vous décrivez ne nous sera pas très utile. Penser avec sérieux, rigueur et attention ces sujets qui me préoccupent afin d'avoir une chance d'agir et de faire changer les choses, voilà mon idéal. Je suis désolé qu'il vous déplaise.