Peut-on encore voir des films ?
Nous devrions avoir atteint l'état de grâce. Un moment où le cinéma n'aurait jamais été aussi bouleversant de par la somme incroyable des regards commentés posés sur les films. A la place est née la plus grande période de conformisme que la cinéphilie ait connu.
Un jour le cinéma nous a fait rêver, et ce rêve avait des couleurs plus belles que les autres. Si belles qu'elles sont devenues une magnifique obsession. Puis on a appris à regarder et compris qu'il fallait prendre le fil d'une histoire commencée avant nous, et que cette histoire avait pour nom la cinéphilie. Il allait falloir trouver sa place dans une famille déjà grande, une longue communauté de désirs qui avait fait exister les films. Que reste-il aujourd'hui de cette histoire, sinon de lointains fantômes ? Des noms qui nous hantent à peine et dont on a pris naturellement la place, sans s'apercevoir qu'en chemin quelque chose s'était peut-être perdu. On s'est professionnalisé et avons ainsi atteint un rythme de croisière, voguant sur un océan infini où le 2.0 ne fut, déjà, qu'un iceberg inoffensif négocié d'un air distrait.
Certes nous continuons à aller voir des films et choisir quels seront ceux dignes de coïncider avec notre haute exigence du cinéma. Mais quelle possibilité de choix reste-t-il ? N'a-t-il pas été remplacé par des critères sans nécessités, des habitudes ou des conventions modulables ? Peut-être que rien n'a changé et qu'il s'agit toujours de discuter au coin d'une table en terrasse. Pourtant notre manière de voir les films et donc de les faire exister par-delà eux-mêmes ne fait-elle pas désormais partie d'un ensemble de discours dont les différentes voix érudites sont sans contre-partie ? Chaque semaine on peut faire sa revue critique, professionnelle ou amateur, et conclure au mieux qu'il n'y a plus que des tendances s'appuyant sur différentes écoles vouées au dogme de l'esthétique. Tout devient possible dans nos manières de voir les films et donc plus rien ne tranche. Les films sont des objets d'étude soumis à quantité de regards les décrivant sans qu'aucun, ou presque, ne puisse s'en dégager pour formuler une politique telle que celle aux origines de la cinéphilie, où le regard sur le cinéma était aussi une idée du monde. De ce qu'il serait dans sa vérité mais aussi ses possibilités.
Tuer les pères
Puisqu'on a dépassé ce stade politique, il a fallu trouver autre chose. L'esthétique, héritée des formations en histoire de l'art et combinée aux restes de notre tradition cinéphile, a permis progressivement de tout voir. De casser définitivement les idées reçues entre haute et basse culture, et de trouver du génie aussi bien dans un film d'auteur pointu qu'une série B fauchée, peu importe son fond idéologique. Tout voir ou presque, car dans la mesure de ce que l'esthétique autorise. Comment la mesurer ? La question est vaste et on ne va pas refaire le débat. Il s'agit de savoir ce qu'on regarde, comment et pourquoi. Là on ne sait plus bien. Ou plutôt on sait trop bien. Parce qu'on s'est plus ou moins débarrassé de la politique pour préférer l'analyse, en questionnant de moins en moins la valeur de représentation du monde montré par les films, on a perdu l'habitude ou la volonté de discuter des sujets qu'ils abordent au travers de leur mise en scène. Les critères ont changé et les films répondent à la principale exigence d'une sacro sainte mise en scène qui aurait dépassé les questions idéologiques des Cahiers du cinéma de Rivette, Godard, Daney et cie. Pour préférer un formalisme qui, au mieux, serait un écho au monde.
On serait ainsi passé de l'autre côté des affaires de morale et de travelling. Le problème ne se poserait plus. Peut-être même qu'il serait devenu futile et qu'on pourrait revoir Kapo avec un oeil neuf. Qui se pose encore ces questions sinon quelques uns soucieux de ces histoires de politique ? Bien ou mal, qu'est-ce que ça peut faire aujourd'hui, du moment que l'esthétique ait du sens ? La cohérence et le talent suffisent à aborder tous les sujet et du Ruban blanc (et son hors champ impudique) à Kick-Ass (et son cynisme réactionnaire cool) en passant par La liste de Schindler (avec son fameux suspense dans les chambres à gaz) et les films de Bruno Dumont (avec leur accablante vision du monde), la liste est non exhaustive, on en oublierait presque le sens des images. L'idée que seul le style compte, sans toujours juger sur quoi il repose (ni même vraiment de quoi il est fait), a mis au second plan la possibilité de voir dans le cinéma un accès à des représentations du monde en accord avec une certaine dignité morale (qui n'est pas liée qu'au sujet mais aussi sa mise en scène). On a gagné en sociologie et esthétique ce que l'on a perdu en philosophie et politique. L'université, en partie responsable de ces méthodes, aura aidé à cette neutralité, à vider la cinéphilie de sa vitalité pour adopter l'analyse et la pédagogie. On a préféré l'érudition et les méthodes du musée, où tout cohabite, à des voix qui porteraient sur les films une autre manière de voir.
Démocratie d'un monde plat
Peut-on encore voir des films ? La question n'est pas nostalgique, il ne s'agit pas de faire le procès d'une cinéphilie qui a perdu son sens comme on dirait du monde qu'il a perdu ses valeurs d'antan. Mais puisqu'on a liquidé la politique des auteurs pour ne garder que les auteurs et l'esthétique, qu'est-ce que peut encore le discours ? De quoi parlons-nous ? Quel regard, critique, journalistique, amateur, propose une idée du cinéma comme du monde qui changerait notre représentation de celui-ci autrement qu'en terme d'esthétique ? On révèle certes toujours des oeuvres ou des auteurs, et ce qui passait inaperçu ou négligeable devient indispensable, à la mode, ou mieux compris par un plus grand nombre. Mais quelle singularité ? Comment révéler les films en dépassant la belle analyse et porter au travers des idées qui elles aussi fassent oeuvre ? Fallait-il se délester si facilement de la morale et se satisfaire des images sans plus les intégrer dans un ordre plus vaste et optimiste ? On passe beaucoup de temps à décrire pour ne pas écrire et le moindre sursaut de talent devient le signe du génie. Peu importe alors le sujet, chacun à son mot à dire dessus.
Sûrement faudrait-il se réjouir de cette démocratie du commentaire, si elle n'empêchait pas de voir exister des voix capables de s'élever au-dessus du mode descriptif, dernière méthode fédératrice pour légitimer une oeuvre (puisqu'elle n'empiète pas sur la supposée intégrité de celui qui écoute). Mettons les pieds dans le plat : qui véhicule encore une véritable « vision » du cinéma, comme on le dirait pour le monde ? La fin du politique a débouché sur une multiplication des points de vue, parfois passionnants, mais qui n'ont eu pour conséquence qu'une confortable expansion de l'analyse ; quand ce n'est pas du conformisme critique toutes chapelles confondues. Finalement, qu'on s'accorde ou se dispute, on discute entre gens de bonne compagnie et les échanges sont devenus prévisibles. On cherche les voix dissonantes qui permettraient aux films d'être plus que la meilleure des descriptions. Les voix qui prendraient le cinéma pour l'amener sur des terres inconnues, élevant les choses par une érudition verticale que la cinéphilie a perdue.
Mon beau bulldozer
De ceci résulte une succession toujours plus nombreuse de films et de discours pointus sans qu'aucun ne reste. Quand ils s'ancrent, ils deviennent le dernier et aveugle point de référence, indéboulonnable parce que protégé par un discours sur la forme qui protège de tout (qui cherche les points noirs de Cronenberg, Scorsese, Spielberg ou James Gray ?). A force de sanctifier la mise en scène au point de ne faire plus que la tautologie des images (expliquer les qualités de l'oeuvre sans juger de ce qu'elle montre au final), on a oublié quel était son objet et ses enjeux. On craint d'aller se frotter aux idées et on ne sait plus pourquoi finalement on préfère telle oeuvre plutôt qu'une autre. Les films en deviennent alors les victimes, on ne les regarde plus que sous un angle, professionnel, segmentant tout sans plus bouleverser personne. Quand ils ne sont pas salués pour des finesses esthétiques maniant en vérité un formalisme tourné au bulldozer. Dans les années 70, devant les mutations du monde et du cinéma, on disait que la cinéphilie était morte. Elle a survécu, mais à quel prix ?
Image : © Warner Bros. France
Si j'ai bien compris, tu trouves qu'on ne juge les oeuvres uniquement que par des termes esthétiques, et non plus par des valeurs politiques ou philosophiques.
Cela signifie-t-il que si l'on devrait juger les oeuvres par des valeurs politiques, alors, des films comme Fight club (et son anarchisme) voir même Intouchables (avec son discours démagogue, mais avec un brin de racisme), et d'autres (mais j'ai pas vu beaucoup de film) ne pourraient pas être apprécié à cause de leur discours politique sous jacent inacceptable ?
Je ne saurai dire si ce que tu dis est vrai ou faux. Je ne me suis branché dans le cinéma que depuis peu, mais je pense à quelques films récent. The tree of life, certains ont vu un message chrétien, et même s'ils trouvaient quelques plans magnifiques, n'ont pas accroché au film à cause de ce soit disant discours chrétien. (Donc, refus du film pour des raisons plus philosophique qu'esthétique)
Shame, là, c'est l'interprétation puritaine qui a dérangé à certains. Et il y a certainement d'autres, le politique n'a peut-être pas réellement disparu.
Christophe Lambert dans Southland Tales, ça se défend ^^
Emmerich incarne le dernier des exilés européens (qui plus est allemand) à Hollywood. Ses films, la plupart, traitent de l'inquiétude à voir le monde disparaitre et ainsi l'Histoire (occidentale par essence) se désintégrer. Seul un immigré comme lui peut être autant obsédé par la disparition de tout ce qu'incarne la mère patrie et ses longues traditions.
C'est un conservateur. Il veut que l'Histoire continue et le nouveau monde (l'Amérique), lui offre à la fois cette possibilité et l'angoisse de la mettre en scène. Sa grande obsession est d'inscrire notre destin historique dans une perspective américaine, puisqu'elle incarne le dernier grand moteur de la modernité avant la Chine que 2012 tente d'aborder. C'est pour ces raisons qu'il ne tourne que des films catastrophe (ou sur les origines) à l'exception du dernier. Toutefois Anonymous va plus loin encore. Biffer la "fin de l'Histoire", retrouver un destin commun, sinon universel, comme l'Amérique a toujours voulu l'incarner symboliquement, Anonymous va plus loin en s'intéressant à qui a vraiment fait l'Histoire, donc qui est capable de lui donner son mouvement, de l'écrire. Son Shakespeare (le vrai) est une figure politique, dont le théâtre prend une véritable dimension d'agit-prop. Et qu'incarne ce personnage, sinon un visionnaire qui croit dans la représentation (plus que l'épée) pour transformer la réalité ? Le théâtre pourrait ainsi tout à faire être remplacé par le cinéma. Et le film prend d'autant plus de valeur qu'il a été tourné à Babelsberg, dont Goebbels avait pris possession sachant pertinemment le pouvoir du cinéma sur les masses.
Oui le cinéma de Emmerich est pachydermique. Très allemand, très Wehrmacht, c'est un tank. Mais il n'empêche que pour ces raisons là, il est passionnant. Il est aussi un des derniers à entretenir un rapport à la série B dans la grande tradition de ce qu'elle fut à Hollywood dans les années 50/60 voire 70 à l'extrême limite.
Ne pas aimer Tree of Life pour ses questions là se défend. Mais il faut alors vraiment dire pourquoi. Et je ne crois pas que ça a vraiment été dit. Enfin peut-être mais je n'ai pas alors lu.
C'est quelque chose qui me gêne aussi un peu dans le film, cette question de la faute originelle. Mais on peut facilement la dépasser pour sa mise en scène éblouissante des affects de l'enfance, et sa volonté kamikaze mais parfois sublime de créer un vrai film métaphysique (ce qui est rare de cette puissance).
Emmerich est tout ce que tu décris et qui se rapproche de ce qu'on avait dit de lui lors sa master class il y a quelques mois par Rafik Djoumi (je crois) qui disait que Emmerich avait su conserver une certaine mise en scène européenne dans ses films.
Emmerich est un fausseur, un voleur, un plagiaire. Il n'a jamais a ce jour capable de faire un film de lui même. Toute sa filmo est un copié collé de la mise en scène de Spielberg en mode pantographe (je prends un élément et je l'agggrandie, le multipli). Il vole les tics de mise en scènes. Et quand il n'a plus idée il réalise la première autofellation cinématographique en se pompant lui même. Et "anonymous" est tellement volé et copié sur les deux volets d'Elysabeth et Brannagh que c'est peu défendable. Et surtout ce film là est impressionnant car il agit comme un miroir: shakespeare, le voleur, le faussaire, c'est moi, j'ai volé, pompé, je le reconnais. Ou alors ce mec est un génie et ce film est clairement un message caché. Ou il est totalement con( la seconde hypothèse étant plus probable en fait). Mais surtout quelqu'un qui bien qu'il s'en défende a tenté en tant qu'immigré de faire oublier ses racines européennes en faisant des films plus américains, plus patriote qu'un papy du fond du Texas. Il ne joue pas du patriotisme comme Verhoven, c'est totalement premier degré et c'est d'autant plus dérangeant. Ton allusion politique me dit que ton fournisseur doit charger un peu ta câme. Ya rien de politique dans l'oeuvre d'Emmerich, si ce n'est des clins d'oeil qui ne dépasse pas le premier niveau et qui font juste sourire (le Mexique obligé d'accueillir les refugiés US dans le jour d'Après). Et sa mise en scène n'a rien rien d'europeenne, c'est quelqu'un qui a tout fait pour justement effacer son héritage européen, pour paraitre plus americain a tout prix, pour se faire accepter. En cela c'est même plus dérangeant en fait.
Oui, mais parce que l'Amérique chez lui incarne le seul lieu d'où continuer l'Histoire ; et son cinéma, universel par essence, la seule méthode possible. Il n'y a rien d'Européen dans son style, c'est évident, mais parce que la continuité doit se faire avec les méthodes américaines, qui ne sont que la somme de toute l'Europe.
Spielberg s'intéresse plutôt à la communauté. Emmerich plus au destin symbolique de l'Occident. Je les trouve très différents (et je ne parle pas du style, SS est si loin devant que la comparaison me semble inutile). Il n'est pas très intéressant pour sa mise en scène, lourde, grossière, mais pour ce que son cinéma veut incarner. Ou ce qu'il est indépendamment de ses intentions.
Je ne vois pas où est le problème avec la question du faussaire. Il n'a jamais prétendu faire autre chose que de la série B blockbusterisée en respectant une tradition propre au genre.
Son patriotisme est plutôt celui d'un immigré qui veut croire que sa nouvelle terre incarnerait ce que l'Europe a perdu. Et bien sûr que c'est premier degré. Il n'y a aucune distance critique. Son souci est celui de la grandeur. Je ne dis pas adhérer à ça, mais il me semble qu'il est le seul à faire ça de cette façon là.