Quand les films tirés de faits réels déplaisent aux principaux concernés
"Cette histoire s’inspire de faits réels. Des personnages ou des situations ont pu être changés à des fins dramatiques" : avec des variantes, c’est le message standard défilant en queue des génériques de fin de La French, Welcome To New York, Saint Laurent ou Grace de Monaco. Si cette précaution juridique suffit à protéger le film de poursuites éventuelles - tout en revendiquant le "basé sur des faits réels" qui constitue un genre à part entière - elle n'empêche pas les personnes interprétées à l’écran ou intimement concernées de manifester publiquement leur colère. Dernièrement, le lutteur à l’origine de Foxcatcher a sous-entendu qu’il pèterait sa gueule au réalisateur du film. Une cerise pleine de virilité hostile posée sur le gros gateau fourré à la rancoeur de ceux qui s'estiment blessés ou humiliés par le cinéma ces derniers mois.
"Devant le monde entier, je te présente mes excuses Bennett. Je suis désolé". C’est par ce tweet que Mark Schultz a salué les 5 citations à l’Oscar de Foxcatcher, le film de Bennett Miller racontant la partie la plus trouble de sa vie, au milieu des années 1980. A l'époque, Mark avait été sacré champion olympique à Los Angeles, tout comme son frère Dave, et il se faisait mettre le grappin dessus par un riche mécène, John du Pont, désireux de construire autour de lui une équipe imbattable. C’est de ce milliardaire, cinglé, qu’est venu le malheur sans lequel Foxcatcher n’aurait pas eu de raison d’être… La carrure de Mark Schultz laisse penser que quand il marche sur le pied de quelqu’un, c’est l’autre qui s’excuse. Pourquoi donc ce grand gaillard a-t-il fait acte de contrition ? Le 31 décembre dernier, alors que le mélange alcool et dinde engourdissait la twittosphère, Mark lâchait les élastiques sur son compte tout récemment créé. Il a supprimé ses messages depuis, mais comme le web déteste oublier ce qui est sale, il n’est pas difficile d’en retrouver la retranscription, pas piquée des vers.
En mai 2014, M. Schultz et M. Miller montaient les marches cannoises, bras dessus bras dessous, et que je te fais des papouilles et que t’es-le-meilleur-mais-non-c’est-toi-le-meilleur-tu-raccroches-non-c’est-toi-qui-raccroches. Mark disait partout qu’il avait déjà vu Foxcatcher 3 fois (preuve de son masochisme, mais c’est un autre débat) et surtout qu’il l’aimait.
Seulement il y a un truc que Mark n’avait pas remarqué au sujet de Foxcatcher : son homosexualité latente. Soit il n’est pas cinéphile, soit il est très innocent et croit encore que les cowboys de Brokeback Mountain jouent à Twister sous leur tente, mais un film sur un sport avec tous ces hommes les uns contre les autres, qui s’étreignent et se retournent, par le réalisateur du gay friendly Truman Capote, rien que sur le papier, ça promettait. Alors dans le film, quand John du Pont (Steve Carell) et le gros dard qui lui sert de pif rendent une visite nocturne à Mark (Channing Tatum) et ses tétons pointus, la critique américaine a sorti sans hésitation son carton rose. Mark s’en fiche qu’on le voit comme un homo, ce n’est pas ça qui le dérange, il l’écrit dans la mise au point postée sur son mur FB : tout est faux dans le film ; il était meilleur que son frère à la lutte contrairement à ce que laisse croire Foxcatcher ; jamais il n’a été faible psychologiquement au point de se laisser influencer par Du Pont (qui ne l’a jamais giflé non plus, sinon Mark lui aurait dévissé la tête) ; il n’est pas si bête et surtout IL N’EST PAS GAY. Mais ça n'est pas le problème. MAIS IL NE L'EST PAS.
"Je ne suis pas gay, c'est Truman Capote qui l'était"
Nous sommes dans le people, pas dans l'analyse. Ce ramdam d’échotiers n’en demeure pas moins éclairant sur la méthode de Miller. Foxcatcher témoigne d’une manière de rendre compte d’un fait divers tout en le romançant qui a beaucoup à voir avec la technique du True Crime de Truman Capote sur le quadruple meurtre lui ayant inspiré De sang froid. Et comme le premier long-métrage de fiction de Bennett Miller est justement consacré à Capote écrivant De sang froid, tout devient clair : avec le film Truman Capote, Miller a fait en réalité son autoportrait. Se prenant définitivement pour Truman Capote, il réalise avec Foxcatcher son propre De Sang froid, de la même manière que Capote a écrit son roman : en conversant avec les intéressés, en les trompant, en leur soutirant leur essence au nom de l’art.
Il a fait à Mark ce que Capote a fait au tueur Perry Smith, mis dans une position d’infériorité intellectuelle par cette créature au sang froid ; l’expression "sang froid" s'appliquant plus au narrateur qu'aux narrés. Oui Mark, vous vous êtes fait avoir, mais heureusement pour vous, vous avez vécu suffisamment longtemps pour vous en rendre compte et le clamer haut et fort, pas seulement sur Twitter mais également dans un livre longuement intitulé Foxcatcher : The True Story of My Brother's Murder, John du Pont's Madness, and The Quest for Olympic Gold. Avec Foxcatcher dans le titre, comme le film.
"Je ne poursuivrai pas ce film, c'est une merde"
Anne Sinclair, elle, n’a pas eu à investir les librairies avec sa contre-attaque de Welcome To New York, puisqu’elle raconte déjà l’histoire de sa famille dans 21 rue La Boétie, livre sorti en 2012. Elle s’est tout de même fendue d’une tribune sur le Huffington Post sobrement intitulée Dégoût. Précisons que le fait qu’elle soit la directrice éditoriale de la version française du Huff ne fait pas de cet édito un abus de pouvoir, vu qu'au lancement du film sur l’affaire DSK telle que fantasmée par Abel Ferrara (avec Depardieu et Jacqueline Bisset en alter ego de DSK et Sinclair), n’importe quel support était prêt à ouvrir ses colonnes à l’épouse humiliée... Anne Sinclair déplore la "nullité" de Welcome To New York et exprime son dégoût "du soi-disant face à face des deux personnages principaux, où les auteurs et producteurs du film projettent leurs fantasmes sur l'argent et les juifs". Plus précautionneuse que ce qu’ont relayé certains médias, elle ne taxe pas le film d’antisémitisme mais répond à ce qu’il laisse entendre concernant sa famille pendant la guerre, des allusions "proprement dégradantes et diffamatoires".
Tel ce critique de cinéma auquel s'accrochait désespérément Odile Deray dans La cité de la peur, Jean Veil, l’avocat de DSK, qualifie tout simplement Welcome To New York de "merde". Il brandit la menace d’une plainte contre l’antisémitisme supposé du film : "Je pense que ceux qui ont exprimé d’une part les dialogues, ceux qui les ont filmés et d'autre part ceux qui ont accepté de les produire et de les diffuser emportent une part d’antisémitisme et n’ont pas peur de le proclamer". Vincent Maraval, producteur de Welcome To New York, n’a jamais été inquiété sur le plan judiciaire, ni par l’avocat de DSK, ni par Anne Sinclair qui prévenait : "Je ne ferai pas à Messieurs Ferrara et Maraval le plaisir de les attaquer en justice. Ils l'ont dit, ils n'attendent que cela. Je n'attaque pas la saleté, je la vomis". Avec toute cette merde et ce vomi, c'est pire qu'un film de Ferrara par ici.
"Je connais la fin alors je vais pas payer deux fois ma place !"
Les directrices des rédactions de sites Web ne sont pas les seules à pouvoir se plaindre. Il y aussi les actionnaires de grands quotidiens. Actionnaire du Monde et ardent défenseur de la mémoire d’Yves Saint Laurent, Pierre Bergé a d'abord publiquement déclaré espérer faire interdire le film que Bertrand Bonello projetait de consacrer au couturier, avant de se rétracter et d'être fidèle à son attachement à la liberté d'expression.
2films sur YSL? Je détiens le droit moral sur l'œuvre d'YSL, son image et la mienne et n'ai autorisé que Jalil Lespert. Un procès en vue?
— Pierre Bergé (@pvgberge) 18 Janvier 2013
Il est rassurant de l'avoir vu échouer, preuve qu’au moins dans ce domaine, humbles et puissants sont égaux dans leur incapacité à empêcher le cinéma de se repaitre de leurs vies... Pourquoi Bergé voulait-il bien du film de Jalil Lespert, mais pas de celui de Bonello ? Parce que l’un s’annonçait plus poli, respectueux, et que l’autre sentait d’emblée le souffre ?
L’hostilité de Pierre Bergé résulte plus simplement d’une vexation. Les producteurs de Bonello ont commis une erreur : parce que le cinéaste ne voulait pas rencontrer Bergé avant d’avoir une vision claire du film, ils ont d’abord cherché, et obtenu, l’assentiment du propriétaire de la marque Saint Laurent, François Pinault. Sans contacter au préalable Pierre Bergé, LE gardien du temple. Près d’un an après ses concurrents, Lespert a été assez diplomate pour rencontrer d'entrée de jeu le compagnon de toujours d’Yves Saint Laurent. Résultat : un accès libre à la fondation où se trouvent les archives du couturier et le droit d’utiliser à l'écran des créations originales alors que Bonello devra faire refaire toutes les tenues. Et une bénédiction vouée à devenir un cadeau empoisonné puisque que le film de Lespert ne raconte pas Saint Laurent, mais Saint Laurent du point de vue de Pierre Bergé, faisant d’ailleurs de ce dernier le narrateur solennel et ému de la vie du créateur. En laissant ainsi les rênes de la fiction au principal vivant concerné, c’est le projet passé par l’humain qui est devenu film d’entreprise – allant jusqu’à porter sur son affiche le logo de la marque YSL – plutôt que celui présenté au banquier. L'ire de Pierre Bergé s’est évanouie depuis et Bonello a même remercié à sa manière son pourfendeur lors de la conférence de presse du film à Cannes 2014 : "Bergé a manifesté très publiquement son opposition. Ne pas avoir son aval, quelque part, ça nous a libérés des contraintes du biopic pour aller dans la liberté. Mais je ne raconte rien dans le film qui ne soit pas de notoriété publique". Le cruising homosexuel, la drogue à outrance, la débauche jusqu’à finir visage contre terre dans la boue d’un chantier : la face sombre de Saint Laurent avait déjà été éclairée, mais ceux qui l’aimaient de son vivant n’avaient pas forcément envie qu’on leur exhibe.
"On n'a pas trop à se plaindre : il aurait pu être interprété par Gilles Lellouche"
C’est de ce dont ont déclaré souffrir la veuve et les deux filles du juge Michel à la sortie de La French, basé sur le duel ayant opposé le magistrat à un parrain de la pègre marseillaise. Si le mot "souffrance" a été monté en épingle sur le Web pendant les 8 minutes où l’info a compté, la réaction de la famille du défunt – consultée sur certains points de scénario, mais pas sur la version finale du script – ne mérite pas d’être ignorée, surtout quand on sait que la sortie du film a coïncidé avec la sortie de prison des deux meurtriers de Michel. La cause en est principalement le passé de joueur de Pierre Michel qui aurait été purement inventé alors qu’il est un élément moteur du film.
Le communiqué adressé par les proches à l’AFP ne cherche pas la polémique, mais répond à la note d’intention des producteur et réalisateur de La French, dans laquelle ils affirmaient dresser un portrait fidèle de Michel et lui rendre hommage – ce qu’ont revendiqué également ceux de L’Affaire SK1 mais à raison, grâce à l’aval du père d’une des victimes et des avocats chargés de l’affaire – pour transmettre son souvenir à ses enfants et ses petits-enfants : non, le portrait n’est pas fidèle et surtout, non, les membres de la famille Michel n’ont pas besoin d’un film pour parler du défunt, merci pour eux.
"Grace, c'était pas Charlène, faut pas pousser mémé dans les orties"
On ne sait pas si les Grimaldi avaient besoin d’un film pour briser une quelconque omerta autour de la princesse Grace, mais en tous cas, ils n’en voulaient pas. Alors que le couple princier était en visite d’état dans le Cantal et que les yeux de Charlène hurlaient silencieusement le désir de la jeune femme d’être libérée ou achevée, un communiqué tombait pour annoncer que l’ouverture du Festival de Cannes avec Grace de Monaco se ferait sans la famille concernée. Qui sont-ils pour se plaindre ?! Edith Piaf ne s'est jamais plainte de ce qu'Olivier Dahan avait fait d'elle, que l'on sache ! La famille Grimaldi n’avait pas eu accès au film – seulement à différentes versions du scénario, afin d'émettre des réserves dont certaines ont été prises en compte – ne voulait pas le voir, ne savait pas ce qu’il racontait au final mais il devait sûrement dire des bêtises vu la bande-annonce qualifiée de "fantaisiste" qui circulait alors. Des arguments solides, donc.
Il a fallu attendre une sortie de Jean de Cars dans Le Figaro pour lire des raisons valables à ce boycott. "Bouh !, dites-vous, ça vient du quotidien de droite qui défend les riches, avec en plus un spécialiste des Grimaldi qui est sûrement l’équivalent de Stéphane Bern, bouh !". Sauf qu’en dehors de l’expérience journalistique souvent nulle qu'est le décryptage de film par un spécialiste de la chose mise en scène, l’argumentaire déployé permet de tirer des enseignements sur l’échec de la dramaturgie du film et pas seulement sur sa véracité. De Cars déplore le remplacement du port naturellement aristocratique de Grace par une gaucherie paysanne grotesque. Il regrette que Nicole Kidman soit figée (il n'est pas le seul) et raide, alors que "Grace Kelly était remarquablement vivante et lorsqu'elle entrait dans une pièce, il se passait quelque chose. Elle était une lumière". Parmi les scènes inventées, il y a des choix heureux (Hitchcock ne s’est jamais rendu à Monaco dans le but de convaincre Grace Kelly de jouer dans Marnie, mais qui n'aurait pas envie de voir une telle scène ?) et un choix très malheureux : l’excès de simplification quant aux véritables raisons de la colère de De Gaulle qui rend ridicule le petit blocus dont la principauté est la cible dans le film. Franchement, Grace qui apporte des produits de l'artisanat local aux gendarmes qui barrent férocément l'accès au Rocher, telle une hippie riche posant sa fleur dans le canon du CRS... Finalement, Mark Schultz peut s'estimer heureux d'avoir été lutteur plutôt que princesse.
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ChrisBeney26 janvier 2015 Voir la discussion...
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itachi26 janvier 2015 Voir la discussion...
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