Clouzot, l'autre inspecteur
C’est le grand paradoxe de la filmographie d’Henri-Georges Clouzot. Si le cinéaste du Corbeau est considéré comme le maître du film noir à la française dès son premier long métrage (L’Assassin habite au 21), si le suspense est le point commun de la plupart de ses réalisations (qu’elles s’appuient sur une intrigue criminelle ou non), il n’a jamais considéré le polar comme son genre de prédilection. « Le film policier est un moyen pour faire passer ce que l’on veut, assurait-il. Comme les gens sont entraînés dans le suspense, on peut leur faire avaler plus de choses que si l’on raconte une histoire psychologique. » A l'occaion de l'exposition et de la rétrospective que lui consacre la Cinémathèque française, Samuel Douhaire, de Télérama, revient sur ce genre « prétexte » qui permit au réalisateur de Quai des orfèvres de « faire passer ce qu'il voulait ».
Clouzot avait lu des dizaines de polars lors de son séjour au sanatorium dans les années 1930. Il en avait déduit que « les assassins n’ont pas d’imagination »… Quai des Orfèvres, en dépit de son atmosphère « Série noire », était à ses yeux un film « criminaliste et non policier » : « Si j’avais posé dès l’abord le problème “Qui a tué?”, j’aurais détourné l’attention du public [de mes] quatre personnages. » L’énigme du meurtre du « pervers pépère » Brignon (Charles Dullin) importe moins que l’étude des relations entre l’inspecteur principal Antoine (Louis Jouvet), la chanteuse volage Jenny Lamour (Suzy Delair), son mari le pianiste Martineau (Bernard Blier) et son amie la photographe Dora (Simone Renant), mais aussi que la peinture de leur milieu. Pour préparer le tournage, Clouzot a d’ailleurs passé trois semaines au « 36 », le siège de la police judiciaire parisienne, au sein des brigades mondaine et criminelle. Il a pu participer à une perquisition et assister aux interrogatoires parfois musclés d’une dizaine d’assassins présumés. Un jour, entre deux portes, il a aperçu un policier faire un croc-en-jambe à un suspect : la scène est reproduite telle quelle dans le film.
« Il n’y a pas de traîtres ni de héros absolus, mais des composés »
Comme auparavant dans Le Corbeau (adapté de l’affaire des lettres anonymes de Tulle dans les années 1930) et comme, plus tard, dans La Vérité (inspiré par le procès de Pauline Dubuisson en 1953), le fait divers permet à Clouzot d’exprimer sa vision pessimiste (certains diraient « réaliste ») de la nature humaine. Les mots du psychiatre Vorzet (Pierre Larquey) dans Le Corbeau pourraient être repris à la lettre par le chef flic Antoine (Louis Jouvet) : « Il n’y a pas de traîtres ni de héros absolus, mais des composés. » Peu avant sa mort, Clouzot dira à un journaliste de L’Humanité avoir réalisé Quai des Orfèvres pour un seul plan : celui où l’on voit Raymond Bussières venir du fond d’un couloir menotté par Paul Demange, « sans que l’on sache très bien qui était le truand et qui était le représentant de l’ordre ».
Dans Les Diaboliques (1955), en revanche, Clouzot se contente d’orchestrer une redoutable mécanique à suspense (« J’ai fait un policier, rien de plus », dira-t-il). Mais avec quelle maestria ! Il a soufflé les droits d’adaptation de Celle qui n’était plus, le premier polar de Boileau-Narcejac, à Alfred Hitchcock – lequel se rattrapera trois ans plus tard, en portant à l’écran un autre livre du tandem, D’entre les morts, avec Vertigo. Comme à son habitude, Clouzot ne retient pas grand-chose du roman. La morte du titre devient même un mort… Dans le film, deux femmes battues, l’épouse (Vera Clouzot) et la maîtresse (Simone Signoret), unissent leurs efforts pour mettre hors d’état de nuire leur mari et amant indélicat (Paul Meurisse). Mais la victime n’est pas forcément celle que l’on croit…
« Ne leur racontez pas ce que vous avez vu »
L’écrivain belge Stanislas-André Steeman s’était beaucoup plaint du « traitement » infligé à ses créations dans L’Assassin habite au 21 et Quai des orfèvres. Thomas Narcejac, lui, sera davantage fair-play : « Disons-le tout net, [Clouzot] a conçu, écrit, réalisé une histoire qui n’a plus qu’un air de parenté avec la nôtre. Notre roman ne fait pas appel à la même émotion. La peur, oui. Mais pas cet alcool brutal qui assomme. ».
Pour préserver toute la force de cet « alcool », Clouzot va se montrer aussi habile en marketing qu’en réalisation. A l’époque, les cinémas sont « permanents » : les spectateurs peuvent entrer en cours de projection et rester pour la séance suivante s’ils veulent rattraper le début du film. Pour Les Diaboliques, Clouzot exige des exploitants que les portes soient fermées dès les premières images. Et à l’écran, le mot « Fin » est suivi d’un message d’avertissement aux spectateurs, relayé sur les affiches publicitaires dans la rue : « Ne soyez pas diaboliques. Ne détruisez pas l’intérêt que pourrait prendre vos amis à ce film. Ne leur racontez pas ce que vous avez vu. » Une campagne promotionnelle particulièrement efficace, que Hitchcock, encore lui, reprendra à son compte pour Psychose.
A noter que L'Enfer d'Henri-Georges Clouzot et Quai des orfèvres sont diffusés cette semaine sur Arte.
C'est pas signé ...
Et tant qu'on y est, vous trouverez toute la programmation de la Rétrospective à la Cinémathèque française ici -> http://www.vodkaster...ue-francaise/1377737