Eden : Rencontre avec Mia Hansen-Løve «On voulait que la musique vive»
La réalisatrice Mia Hansen-Løve signe avec Eden son quatrième long-métrage. Le film s'inspire de la jeunesse de son frère – co-auteur du film – qui a participé aux débuts de la French Touch, dans la moiteur des clubs et à l'ombre des Daft Punk. C'est aussi et surtout un quatrième film sur le temps qui file et passe ; même s'il ne semble pas ici avoir de prises sur le personnage principal. La cinéaste, que nous avons pu rencontrer une nouvelle fois, trois ans après Un amour de jeunesse, nous parle de génération et de numérique, de Showgirls, d'acteurs et bien sûr, de musique.
Vous dites dans le dossier de presse être arrivée au bout d’un cycle avec vos 3 premiers films et avoir eu envie de faire un film sur votre génération en voyant Après mai. Qu’est-ce que cela implique, à l’écriture et à la réalisation, de faire un film qui doit témoigner d’une génération ?
Je ne crois pas l’avoir abordé de cette façon là. Après mai a effectivement été l’un des éléments déclencheurs du film. Je me suis clairement dit que j’aimerais faire un film qui pourrait apparaître comme celui d’une génération. Mais quand je l’ai écrit, je ne me suis pas mis de pression en me disant « il faut qu’il y ait ceci ou cela », comme s’il y avait un code du film de génération auquel se plier. J’ai toujours écrit de manière très personnelle et, je crois, très libre, en essayant de trouver mon propre langage et de l’imposer parfois envers et contre tout. En tout cas contre une logique économique. Ce film ne déroge pas à la règle, dans le sens où il m’a semblé que son sujet même était porteur d'un aspect générationnel. J’ai toujours accordé de l’importance au fait de ne pas inscrire le film dans un genre particulier, que ce soit « film de nuit » ou « film de génération ». L’ambition était d’accéder à une forme de vérité, de saisir quelque chose sur cette génération. Il devait surtout être un film sur la vie, au même titre que mes précédents, sur le passage du temps à travers le parcours d’un personnage qui a été un acteur important d’une scène musicale au moment où cette scène a représenté une forme de petite révolution. Mais l’aspect générationnel du film découle naturellement de la place occupée par mon frère sur cette scène. Et c’est ça qui place Eden sur un territoire différent ceux de mes films précédents.
Vos personnages font quand même partie d'un tout petit milieu, assez parisien. En quoi leurs vies représentent la jeunesse des années 90 ? Quels sont les éléments de ce mouvement musical qui ont pu résonner dans la France de l'époque ?
Je voyage beaucoup pour le film, et c’est en province que les gens sont venus le plus nous voir pour nous dire qu’ils avaient vécu cette scène musicale, ayant passé quelques années de leurs vies à Paris avant de retourner en province. C’est souvent très émouvant de voir leur rapport au film. Au fond, les problématiques sont les mêmes d’une génération à l'autre. On peut opposer la génération d'Après mai à celle d'Eden, mais on peut aussi les rapprocher, car il s’agit de jeunes gens portés par des idéaux, une énergie et une aspiration collectives. Ce sont des choses banales, que l’on retrouve dans toutes les époques. Ce qui est particulier aux jeunes d'Eden, sans généraliser de manière absolue, c'est le fait de vivre dans le présent, de ne pas être dans un souci de rentabilité de leur activité artistique, d’être dans l’amour de la musique et dans une forme d’hédonisme, sans ambition. C'est sans doute aussi sa limite. Ça me parait très différent de la jeune génération actuelle. Cela ne veut pas dire que la jeunesse d’aujourd’hui est vénale, mais c’est une génération extrêmement angoissée, dans un contexte économique très difficile. Je ne retrouve pas la même insouciance et la même irresponsabilité que chez les jeunes dont parle le film.
Dans Un amour de jeunesse, l’écoulement du temps était figuré par des détails discrets. Ici, vous faites le choix d’inscrire les dates à l’écran. Pour quelles raisons ?
Tous mes films parlent du passage du temps mais ici, tout a été décidé en fonction des mouvements intérieurs du personnage. C’est particulièrement frappant lorsque j’oppose Eden à Tout est pardonné dans lequel il y avait trois parties, avec des cartons en guise de chapitre et des ruptures très brutales. Dans Eden, je peux accorder beaucoup de temps à des choses qui peuvent paraître secondaires et passer très vite sur certaines années. C’est un rapport très subjectif au temps. Dans la seconde partie, avec l’accélération du temps, on voit les années défiler de plus en plus vite. Les dates s’inscrivent d’abord de manière très discrète, presque invisible et fluide, puis de manière très dramatisée. Tout cela reflète le rapport intérieur qu’a le personnage avec le temps.
On a l’impression que ce personnage avance assez peu avec son temps...
La singularité du film tient peut-être justement au fait que lorsqu'on fait des films sur le passage du temps, il s’agit du drame du vieillissement. Or ici, c’est le drame du non-vieillissement. Celui de ne pas arriver à changer. Il y a d’ailleurs une scène que j’ai coupée au montage, lorsque le personnage est à Hossegor avec Louise et ses 2 enfants. L’une des deux filles lui demande son âge, il lui dit « à ton avis ? », et la fille lui répond « je ne sais pas, t’es vieux ». Et lui était hyper content qu’elle lui dise qu’il avait l’air vieux ! C’est une scène qui résume tellement bien mon frère, qui s’était mis à mal vivre le fait d'entendre tout le monde lui dire qu’il avait l’air d’avoir 25 ans. Maintenant, on lui dit moins ! (rires) La cruauté du métier de DJ est là : c’est un métier où l’on ne bouge pas, tandis que le public change. Forcément, l’écart se creuse entre son âge et celui du public. Les clubs se sont progressivement vidés du public originel, remplacé en partie par des gens de plus en plus jeunes. Ce qui n’a fait qu’isoler davantage mon frère.
Dans la séquence d'ouverture, il y une hallucination illustrée par un oiseau en animation. Cette technique n'est pas utilisée dans le reste du film. Pourquoi ?
Ce plan est extrêmement important pour moi. Il est d’ailleurs venu assez tard. Au départ, il y a toujours eu cette idée d’un oiseau qui s’envole, d'une hallucination associée à l’intériorité de Paul, mais aussi à l’ecstasy. C’est pour ça qu'elle n’apparaît plus par la suite : après, il prend de la cocaïne et ce n’est pas le même rapport à la drogue... L’idée de le faire en animation est intervenue un peu plus tard. Je l’ai eu en travaillant avec Ugo Bienvenu, un des acteurs du film, également dessinateur. Aimant beaucoup ce qu’il fait, je lui ai demandé d'imaginer cet oiseau comme une hallucination très colorée, quelque chose de vraiment abstrait. J’ai adoré le fait que le film s’ouvre là-dessus, sur une sorte de rêve. L'idée de le réutiliser ne m’a pas effleurée. Je ne voulais pas une sorte de gimmick. Ce que je trouve beau, c’est justement que ce ne soit là qu’une seule fois, que ça dise quelque chose et que ça ne le redise pas une deuxième fois. Pour moi, ça dit que le film est du côté du rêve, de l’intériorité. Une fois que c’est dit, on n’y revient pas.
Quand on fait le tour des articles évoquant le film sur le web, presque tous les titres font référence aux Daft Punk. À quel moment vous êtes-vous dit que ça pouvait être un problème ? Le public peut s’attendre à un film sur les Daft Punk alors que ce n’est pas du tout ça...
On a eu de cesse de lutter contre ce malentendu, puis je me suis dit que j’allais être philosophe par rapport à ça et laisser faire. Parce que ça m’échappe et que le film lui-même rétablira la vérité, quitte à en faire les frais avec des recommandations sur internet, que je ne lis pas, je ne suis pas maso... Je n'ai pas eu cette inquiétude en faisant le film. J’avais d’autres soucis. Ça a été une telle lutte d’arriver à monter Eden, que cette question ne m’a même pas effleurée. Et puis j'étais concentrée sur l’aspect artistique du projet, donc je ne me projetais pas dans la réception du film. C’est vraiment venu à partir du moment où cette bande-annonce a fuité, bande-annonce qui était en fait un promo reel qu’avaient fait les vendeurs du film à l’international avant que le film ne soit terminé. Il y a eu cet énorme malentendu parce qu'il y avait beaucoup de morceaux des Daft Punk alors que ce n’était pas du tout notre volonté. Ça nous a mis dans une position très désagréable vis à vis d’eux. On a essayé de la faire retirer de partout, mais autant chercher une aiguille dans une botte de foin...
Les Daft Punk n'apparaissent que furtivement dans le film, mais il le hantent un peu comme Bob Dylan dans Inside Llewyn Davis. Pourtant les Coen n'ont pas été victime d'une confusion semblable. Personne n'a pu dire ou croire que c'était un film sur Dylan.
Ce qui est fascinant, c’est d’observer le poids médiatique des Daft Punk et leur pouvoir de fascination. Quand leur nom apparaît, les gens sont comme hypnotisés et ne voient plus rien d’autre. Ce qui m’a le plus fait halluciner, c’est le nombre de personnes, en particulier aux Etats-Unis, qui m’ont demandé comment on avait fait pour que les Daft Punk jouent dans le film (NDLR : ils sont incarnés par les acteurs Vincent Lacoste et Arnaud Azoulay). Certes on ne sait pas à quoi ils ressemblent, mais les acteurs sont crédités au générique, ils ont 20 ans. Cette naïveté traduit le pouvoir quasiment magique qu’ils ont sur le public.
Vous travaillez avec des acteurs très différents. Il y a des natures comme Vincent Macaigne ou Greta Gerwig, d’autres sont plus méticuleux, et le rôle principal est tenu par un acteur débutant. Est-ce que vous recherchiez cette variété au moment du casting ?
Il s’agissait surtout de construire le casting autour de Paul, le personnage joué par Félix de Givry. J’avais besoin de l’avoir lui pour avoir les autres. Je n’ai jamais imaginé prendre un acteur connu pour ce rôle.
Pourquoi ça ?
D’abord pour une question de sens. Quand on fait un film sur une personne incarnant une sorte d’image underground, je trouve ça ridicule de prendre un acteur faisant la une des journaux. D’autre part, je n’ai jamais supporté l’idée qu’on m’impose des acteurs. Je n’ai rien contre les acteurs connus, mais il faut que ce soit des choix libres... Pour chaque rôle, je cherche l’acteur qui me paraît le plus adapté, qu’il soit connu ou pas. S’il y avait eu un acteur connu évident pour ce rôle là, je l’aurais certainement choisi, mais il n’y en avait pas. J'ai eu le coup de foudre pour Félix, son jeu, son charisme, sa présence et sa manière de rappeler celle de mon frère. Il est en même temps très différent de lui. Félix n’est en rien son sosie, que ce soit dans la vie ou même physiquement. Mais il y avait quelque chose chez lui que je pouvais projeter de mon frère. Concernant les autres personnages, l’équilibre s’est construit sur les rapports entre les acteurs principaux, qui avaient soit très peu d’expérience, soit pas d’expérience du tout. Et autour d’eux, Vincent Macaigne et des comédiennes qui étaient beaucoup plus expérimentées, avec des personnalités plus exubérantes et moins timides. J’ai surtout cherché un équilibre : entre le personnage de Stan très timide, calme et réservé, Vincent Macaigne hystérique, Vincent Lacoste complètement lunaire... Il fallait donner à chacun son identité, sachant qu’il y aurait énormément de personnages et peu de scènes. La question était donc de savoir comment faire exister les personnages secondaires de manière forte, en très peu de temps.
On voit justement vos personnages discuter du jeu d’acteurs après avoir vu Showgirls. Pourquoi cette citation ?
Je suis assez désinhibée dans l’écriture d’un scénario. Tout ce qui fait partie de la vie est légitime dans un film. La cinéphilie, le rapport au cinéma, l’influence sur les jeunes et cette génération nourrie aux films américains : ça fait partie des choses qui ont été présentes. Quand on n’allait pas à des fêtes, on regardait des films. Je ne vois pas pourquoi je devrais censurer ça. Je n'avais pas l'intention de dire quelque chose sur le cinéma ou le jeu. Je ne suis pas dans le commentaire, ce n’est pas une mise en abyme. La raison simple de l’existence de cette scène, c’est que l’ami qui a inspiré ce personnage avait cette obsession de cinéma, à un point tel que lorsqu’il a créé son groupe, il l’a appelé Showgirls ! Il voulait tout le temps qu’on regarde ce film, c’était une sorte de running-gag. Cette scène m’est donc venue naturellement mais elle sert surtout à mettre en valeur le malaise du personnage de Cyril. Les dialogues concernant Showgirls sont en fait secondaires par rapport à ce qui se joue vraiment.
Il s’agit de votre premier tournage en numérique. Qu’en avez-vous pensé et allez-vous continuer de tourner en numérique ?
Je n’ai eu de cesse de me battre pour ne pas tourner en numérique. J’avais fait trois films en pellicule et j’adorais ça. Je ne voyais pas pourquoi je devais me faire imposer le numérique. Maintenant que le film est fait, je dois reconnaître que le numérique m’a sauvé la vie, y compris sur le plan artistique. On dit beaucoup de choses fausses au sujet du numérique, comme sa supposée légèreté. Je ne trouve pas du tout ça si léger. Quand j’ai fait mon 1er film en Super 16, là c’était léger ! Même en 35mm. Maintenant en numérique, comme on rajoute beaucoup de batteries, la caméra est très lourde. Pour supporter cette lourdeur, on rajoute une sorte de harnais qui permet de trouver de la stabilité, mais ça devient quelque chose de très envahissant et qui a, j’en suis convaincue, un impact sur le ressenti des acteurs, sur le plateau. Par contre, on peut enchainer les prises extrêmement vite, et si le chef opérateur joue le jeu, il est possible de faire des prises très longues. Pouvoir filmer de nuit en éclairant très peu - ce qui n’est pas le cas avec la pellicule - compte aussi beaucoup. C'est ce qui nous a permis de faire toutes les scènes de club sans éclairage supplémentaire, même s’il y a eu de petits ajustements de lumière, infimes. Denis Lenoir, mon chef opérateur, n’a tourné quasiment qu’en numérique depuis 10 ans. Il a une maîtrise parfaite de l’outil. Ce qui m'a donné une immense liberté et m'a permis de gagner beaucoup de temps, de créer une lumière qui soit vraiment celle des clubs et d’avoir un côté brut qui était passionnant. Je pouvais aussi filmer à 360° sans avoir tout le temps des projecteurs dans le champ.
Tourner en night club, c’est un exercice que l’on voit assez souvent au cinéma et qui est fondamental dans votre film. Quels enseignements avez-vous tiré sur la manière de filmer ce genre de scènes ?
Nous sommes passés par deux ans de réflexion, qui ont débuté au moment où l’on a écrit le film. J’ai eu l’impression de faire table rase, de ne rien considérer comme acquis, comme si la page était blanche et que tout restait à inventer. Pas dans le sens où il n’y avait aucun film avec des scènes de clubs que je trouvais belles, mais parce qu'il n’y en avait aucun dont les choix esthétiques étaient ceux qui m’intéressaient pour Eden. Ca rendait la démarche d’autant plus excitante. Concernant la manière de filmer dans un club, je crois qu’on a remis en question un par un tous les codes habituels, qu’il s’agisse des films d’auteur plus pointus ou des films américains plus classiques. Je suis relativement grand public, donc ce n’est pas de l’hostilité, mais on cherchait une forme de poésie qui passait par le réalisme. Et on voulait faire aimer la musique de manière un peu différente. Nous voulions qu’on la sente de l’intérieur, comme si on était dans les scènes. La question qui se posait était celle de l’équilibre à trouver entre le sentiment d’authenticité - on voulait que la musique vive - et l'émotion, le lyrisme. Il nous fallait trouver une forme de sobriété et de plénitude dans le style qui permette de donner un accès plus direct à la musique. Le style du film ne devait pas s’interposer entre le spectateur et la musique. La mise en scène est assez sophistiquée - elle est le fruit d'un travail considérable et d'une réflexion de longue haleine - mais elle ne se met jamais en avant. La musique dans ce film, on l’entend vraiment, on la fait durer, elle est réelle. Alors soit on n’est pas du tout sensible à la musique et on reproche au film de ne pas savoir transmettre l’amour de la musique, soit on a cette sensibilité et du coup on y a accès totalement, sans obstruction.
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ChrisBeney20 novembre 2014 Voir la discussion...