Entretien avec Diego Lerman, le réalisateur de l'Œil invisible
Dans les rues de Buenos Aires, en mars 1982, la révolte gronde. La dictature militaire est sur le point de s'effondrer. Le Lycée National de Buenos Aires, où sont formés les futures élites du pays, est le théâtre de drames adolescents, mais aussi d'événements beaucoup plus sombres. Maria Teresa, jeune surveillante qui prend son métier à coeur, se voit prise sous l'aile de M. Biasutto, le surveillant général. Ensemble ils vont essayer de devenir « l'oeil invisible » et d'épier les étudiants, leur empêchant tout écart au règlement. Mais la limite entre surveillance et fascination se révèlera plus mince que Maria Teresa ne le croyait au départ.
Pour la sortie de L'Oeil invisible, Diego Lerman, jeune réalisateur argentin qu'on connaît pour Tan de repente, a accepté de nous rencontrer et de répondre à quelques unes de nos questions. Intentions ou parti-pris esthétiques, mais également inspirations majeures, seront évoqués au fil de la discussion.
Vous êtes né le jour du coup d'état, le 24 mars 1976, qui entraîna près de sept ans de dictature militaire. Quelle histoire entretenez-vous avec cette époque ?
Je ne me souviens pas en détails de tout mais j'entretiens un lien très personnel avec cette période de répression militaire : mes parents étaient des militants, nous devions déménager régulièrement, une partie de ma famille s'est purement et simplement volatilisée. Cela faisait longtemps que je voulais traiter de cette période dans l'un de mes films mais je ne voulais pas faire « un film de plus sur la dictature », je cherchais un autre angle. Le livre de Martin Kohan, Ciencias morales, m'en a donné l'occasion rêvée.
Pourquoi vouloir vous attaquer à cette adaptation ?
Je l'ai appelé, nous nous connaissions déjà, et je lui ai demandé ce qu'il pensait de l'idée que j'adapte son livre au cinéma. Il m'a dit qu'il s'y attendait ! Nous nous sommes alors attelés à l'adaptation avec Marie Meira, avec qui j'avais déjà travaillé pour Tan de repente. Nous avons changé beaucoup de choses - adapter, c'est trahir - et Martin l'a bien compris. Il m'a donné carte blanche. Dans Ciencias morales, il y avait ce contexte de dictature militaire qui m'intéressait, mais aussi d'autres thèmes, cinématographiquement puissants : la répression sexuelle, la quête d'autorité, la décadence d'un régime, etc. Cette focalisation a été un déclic.
On se bat dans les toilettes des garçons extrait de L'Oeil invisible
Pourquoi ne filmer que des scènes en intérieur et éviter la représentation de la révolte ?
J'aimais l'idée de ne filmer que dans des lieux clos, et avant tout un seul : le lycée. On voit également l'appartement de Maria Teresa, celui d'un de ses amis ou encore un bar où elle partage un verre avec Biasutto. Mais je cherchais surtout à jouer avec l'architecture impressionnante de ce lieu. Filmer un microcosme et utiliser le lycée comme métonymie d'un pays. J'espérais bien entendu filmer dans le lycée original : le Colegio Nacional de Buenos Aires. Mais cela n'a pas pu se faire ; nous avons enchaîné les tentatives pendant plus d'un an. La direction nous empêchait de tourner, trouvant à chaque fois de nouvelles excuses. J'ai dû finalement me contraindre à filmer dans trois lycées différents et les joindre en un seul grâce au montage.
Qu'est-ce qui fait de ce film un film typiquement argentin ? Les thèmes abordés et le fait que nous ne puissions voir le coeur de la révolte, mais seulement ses effets, donne au film des airs d'allégorie politique. Recherchiez-vous cette position très libre, très ouverte aux différentes interprétations ?
Pas vraiment, c'est le contexte politique qui m'importe, même s'il n'est pas représenté à l'image. On ressent continuellement sa présence. J'imagine qu'on peut se dire que le film a une portée métaphorique, car j'essaie d'observer les rouages de la dictature, et l'apogée d'une certaine forme de subversion. Même si ce n'est qu'au niveau du collège. Je ne tenais pas à ce que Maria Teresa, par exemple, représente l'argentine oppressée qui voudrait prendre sa revanche : elle ne représente qu'elle-même.
Vos chaussettes sont grises extrait de L'Oeil invisible
Voudriez-vous à nouveau faire un film ayant lieu à cette époque ? Représenter la chute de la dictature militaire, peut-être de façon plus frontale ?
Vous savez, d'une certaine manière, chaque filme parle de son époque. Je n'avais jamais pensé avant L'oeil invisible à faire des films d'époques, des reconstitutions historiques, d'utiliser des costumes par exemple. Pourtant, en faisant ce film, j'ai fait beaucoup de recherches sur les us et coutumes de ce lycée à l'époque. La façon dont les élèves se tiennent, leurs habillements, tout ça est réel. Mais d'une certaine manière, le film a un écho dans le présent. Maintenant, je suis parti sur un projet complètement différent, alors peut-être que je reviendrai à parler de cette époque, ou même d'une autre. Je ne sais pas encore.
Maria Teresa épie les adolescents, en espérant les surprendre en train de fumer. Mais très vite, elle deviendra comme dépendante de cette relation de voyeurisme. Biasutto, lui-même très strict, laissera voir certaines fêlures, un déséquilibre... Pensez-vous que sous l'ordre et la dictature, il y a toujours la folie ?
Maria Teresa est jeune et impressionnable. Elle cherche encore à bâtir son identité. En s'approchant de Biasutto, mais aussi d'un lycéen qui semble trouver ses faveurs, elle oscillera entre deux pôles qui lui permettront d'apprendre beaucoup de choses sur elle-même, sur qui elle veut être. Je ne veux pas trop en révéler sur la fin du film, mais le spectateur aura l'occasion de voir que sous le vernis apparent de l'ordre se cache parfois des troubles profonds. Et qu'en oppressant quelqu'un on ne peut jamais savoir ce dont il sera capable. Mais encore une fois je voulais raconter une histoire de personnages, m'attarder sur le système qu'ils établissent entre eux. Le spectateur sera libre d'y voir le parallèle qui lui semble le plus pertinent. Mais mon intention n'était pas de représenter quelque chose d'autre que ces personnages, dans toute leur subjectivité.
Depuis quand vous travaillez au collège ? extrait de L'Oeil invisible
Quelles sont vos grandes influences cinématographiques, les cinéastes qui vont ont le plus inspiré ?
Indubitablement les grands cinéastes du début du siècle dernier, Fellini ou F.W. Murnau par exemple, mais il y en a beaucoup d'autres. Je serais incapable de dire en quoi ils ont inspiré mes films, ce qui est sûr c'est qu'ils m'impressionnent aujourd'hui encore, à chaque fois que je revois leurs films.
Vous réclamez-vous de cette nouvelle scène argentine qui officie depuis le début des années 2000 ? Ou d'une autre mouvance cinématographique actuelle d'ailleurs...
Je ne sais pas exactement comment décrire mon cinéma, dans quelle case le mettre ou non ; ma carrière est peut-être encore trop jeune pour ça. Quant à cette nouvelle vague argentine, je dois bien avouer que je n'ai jamais bien saisi ce que cela signifiait concrètement. Je suis content de voir que le cinéma argentin ait retrouvé une certaine vitalité, évidemment. J'ai rencontré la plupart de ces cinéastes. Avec certains j'ai des affinités, voire des projets communs, mais nos films sont très différents. C'est stimulant de savoir qu'on appartient à une nouvelle génération pleine de talent, mais nous ne sommes pas soudés autour d'un groupe d'amis, comme cela était par exemple le cas avec la Nouvelle Vague en France.
Enfin, comme Vodkaster est une plate-forme constituée autour d'extraits de films, nous aurions aimé savoir quelle scène vous a marqué étant plus jeune ; qui serait peut-être une scène-clé pour décrypter votre travail.
Il y en a une foultitude... J'ai en tête une scène incroyable de Sailor et Lula, de David Lynch. Bobby Peru, le personnage de Willem Dafoe, s'approche de Laura Dern et la prend à la gorge. Il lui demande de lui susurrer « fuck me » tout en commençant à la caresser. C'est une scène géniale, et je ne sais pas si elle m'a donnée envie de faire du cinéma, mais il y a un rapport de soumission et de domination qui m'avait vraiment impressionné à l'époque.
Say Fuck me... Say fuck me extrait de Sailor et Lula