Fini les Connery

La Taupe : un autre film d'espionnage est possible

Dossier | Par Julien Di Giacomo | Le 9 février 2012 à 18h00

Tomas Alfredson est un vrai rebelle : à une époque où les agents secrets sont tous beaux, glamour, musclés, dynamiques et violents, il signe un film d'espions mou, vieillot et sans tension. Retour sur une révolution qui n'en a pas l'air.

Gary Oldman en pleine réflexion. Ceci est une scène d'action.

Les déçus de La Taupe, le nouveau film de Tomas Alfredson, lui reprochent, grosso modo, son manque d'enjeux et d'action. Voilà qui reviendrait à reprocher à Morse son manque de manoirs hantés, de chauve-souris ou de kalachnikovs armées de balles en argent? Car dans un cas comme dans l'autre, la démarche est la même : adapter un bouquin sans se soucier des codes habituellement inhérents au genre auquel il appartient. Avec La Taupe, Alfredson accomplit quelque chose que Daniel Craig aurait du mal à concevoir : il réalise un film d'espionnage qui n'est ni un thriller ni un film d'action. Et s'il n'est pas le premier homme de l'histoire du cinéma à avoir cette audace en creux, les cas sont assez rares pour qu'on prenne le temps de s'y attarder.


I ant tot talk about loyalty extrait de La Taupe

Méthodique et silencieux

John Le Carré, l'auteur du livre dont est adapté La Taupe, a réellement bossé pour les services secrets britanniques et, d'après lui, « la vie d'un service d'agents secrets n'est pas si différente de celle des employés d'une entreprise classique. » Il n'est donc pas évident d'en faire un bon sujet de cinéma en lui restant fidèle. Mais à l'inverse, du point de vue d'un réalisateur, on aurait plutôt tendance à dire que, sous la surface, le travail des services secrets pêche par sa complexité, avec ses intrigues tentaculaires, internationales et toujours souterraines. Tout se joue dans l'ombre, sous la table, on murmure plus au creux de l'oreille qu'on ne crie, et, alors qu'Hollywood recherche à tout prix le sensationnalisme et les émotions fortes, le job principal des services secrets consiste généralement à éviter les coups d'éclat et tout ce qui pourrait attirer l'attention.

Heureusement (et c'est dit sans ironie), le cinéma n'a pas son pareil pour rendre palpitants des sujets a priori complexes. Les meilleurs scénaristes ont d'ailleurs le don de rendre le spectateur intelligent en toutes circonstances. Le tout est, plus trivialement, d'éluder la complexité en la tronçonnant dès qu'elle bourgeonne dans un scénario. Pour éviter d'avoir à mettre en scène les arcanes des manigances des services secrets, qui ne relevaient guère de son genre, Hitchcock utilisait par exemple dans Les 39 marches ou dans L'Homme qui en savait trop des everymen comme personnages principaux. Le héros est donc au niveau du spectateur, il ne sait rien, et toutes les informations seront décryptées pour lui en même temps qu'elles le seront pour le spectateur. Par ce stratagème, le récit reste abordable sans trop d'effort intellectuel. Bien vu Fredo !

Austérité et opiniâtreté

De toute manière, le réalisme n'est pas l'objectif premier d'Hollywood lorsqu'il propose des personnages d'espions, tout bêtement parce que ce n'est pas ce que le grand public réclame. Au cours des années, l'image du personnage a été forgée par James Bond, Jason Bourne et Ethan Hunt, la sainte-trinité des espions contemporains, qui ont en commun d'être athlétiques et rompus au combat au corps à corps comme à l'usage des armes à feu. Ils ont toujours des missions extrêmement claires et dont la morale ne laisse pas de place à l'ambigüité (sauver le monde, sauver leur peau, sauver les Etats-Unis) et passent plus de temps à courir au ralenti qu'à utiliser leur cerveau. Bardés de gadgets technologiques, ils sont, plus ou moins fièrement, les pères de Salt, de xXx ou du papa baston de Taken? La classe ! Ou pas.

Le modèle est si bien installé qu'aujourd'hui, il est difficile d'imaginer spontanément un agent secret autrement qu'en homme d'action. Seulement voilà, Tomas Alfredson, lui, tous ces clichés, ça l'emmerde. Et il le dit (poliment, certes) : « Je crois que les types musclés choisissent l'armée et que les forts en maths deviennent espions. » Avec La Taupe, il entreprend donc un travail de déglamorisation totale de la figure de l'agent secret, qui n'est plus un sex symbol, mais un Gary Oldman exhibant sans pudeur son âge et ses lunettes à grosses montures. Et ce que le réalisateur fait subir au personnage, il le fait subir au genre en général, avec un sens presque mollement agressif de la provocation morne. Le script du film contient des coups de feu, son petit lot de morts et même un peu de sexe et, pourtant, Alfredson fait le choix de ne pas dramatiser tout cela, de le faire passer hors-champ, de le faire raconter plutôt que de le montrer. C'est si systématique que La Taupe en devient presque le manifeste d'un autre film d'espionnage entièrement cérébral, dans lequel on évacue l'action comme on évacue les temps morts des thrillers et des films d'action façon James Bond. Fascinant exercice de contre-temps, évidemment impopulaire mais qui reste un beau plaisir de cinéphile.


Suspicion extrait de La Taupe

Comme avec Morse, Tomas Alfredson pratique à sa manière une mini-révolution cinématographique placide qui a pour armes le calme et la patience. Ce faisant, il s'inscrit dans la lignée de quelques autres films d'espionnage des années 60 et 70 qui, comme lui, proposaient au spectateur de réfléchir au lieu de se contenter de recevoir des images choc avec passivité. On pense aux Trois jours du Condor, mais aussi à L'Espion qui venait du froid, à M15 demande protection ou au Miroir aux espions, trois autres adaptations de Le Carré (et ce n'est donc pas un hasard). Si le personnage de l'agent secret reste et restera probablement toujours une figure clé du cinéma d'action, les variations d'un archétype ne peuvent de toute manière que l'enrichir. A une époque où la qualité des scénarios intéressent de moins en moins les cinéphiles, tout réalisateur décidant de suivre l'exemple d'Alfredson effectuerait à n'en pas douter un geste de cinéma fort et engagé. Reste à savoir si les foules aiment ou non se creuser la tête.

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9 commentaires
  • FilmsdeLover
    commentaire modéré Premier article de @julien_dg après lequel je n'ai pas envie de le fouetter avec une volée de bits verts.
    9 février 2012 Voir la discussion...
  • IMtheRookie
    commentaire modéré @FilmsdeLover l'amour !
    9 février 2012 Voir la discussion...
  • FilmsdeLover
    commentaire modéré Je ne sais que faire face à ce sentiment qui m'envahit.
    9 février 2012 Voir la discussion...
  • Aimeleau
    commentaire modéré Très juste...
    10 février 2012 Voir la discussion...
  • GuillaumePerro
    commentaire modéré Autant la fin de l'article me paraît très juste, autant sur le début, je ne suis pas tout à fait d'accord. "Il signe un film d'espions mou, vieillot et sans tension". Le rythme est très lent, certes, mais ce n'est pas pour autant que le film m'a paru "sans tension". La scène de révélation finale en est un parfait exemple. Mais cela vaut pour beaucoup d'autres passages dans le film. Avec ses travellings, Alfredson nous fait naviguer dans l'action d'une manière particulière, dans laquelle les éléments viennent au compte-goutte. De là, une tension s'installe au coeur même des séquences.
    Ensuite, tu dis que ce n'est pas un thriller. Pour moi, c'est tout le contraire! C'est un film SUR l'espionnage façon thriller, avec de multiple sous-intrigues secondaires qui concourent encore davantage à susciter des rebondissements. Bref, le principal, c'est qu'on soit tous les deux d'accord sur la très bonne qualité de ce film :)
    10 février 2012 Voir la discussion...
  • elge
    commentaire modéré c'est un thriller oui, parce qu'il y a mystère + dangers ... on pourrait peut-être le traiter de "thriller blême"... malgré tout, Alfredson n'a pas manqué de nous donner un coup de flingue inattendu, d'autant plus choquant qu'il vient au milieu d'une absence totale et voulue de "climax"
    10 février 2012 Voir la discussion...
  • Vainzou
    commentaire modéré Oui ce film insuffle des nouveaux codes au film d'espionnage.Mais c'était vraiment pas une raison d'utiliser une narration venue d'un autre monde.
    10 février 2012 Voir la discussion...
  • Pierrickola
    commentaire modéré "De toute manière, le réalisme n’est pas l'objectif premier d’Hollywood lorsqu’il propose des personnages d’espions, tout bêtement parce que ce n’est pas ce que le grand public réclame."
    Je suppose que tu as été consulter "le grand public" pour pouvoir affirmer ça.

    "Fascinant exercice de contre-temps, évidemment impopulaire mais qui reste un beau plaisir de cinéphile."
    Quelle belle façon d'être méprisant en clamant haut et fort qu'on est trop un cinéphile et que les petites gens ne sont pas sensibles à des oeuvres exigentes...

    "Reste à savoir si les foules aiment ou non se creuser la tête."
    C'est tellement beau de finir sur une phrase aussi pédante, encore un article totalement dépourvu de fond qui ne fait que montrer que Julien DG, c'est un grand cinéphile qui culmine dans les plus hautes sphères.
    11 février 2012 Voir la discussion...
  • Laylaylaylay
    commentaire modéré Pierrickola se sent pousser les ailes de la Justice.
    21 février 2012 Voir la discussion...
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