Pour une politique des acteurs
Le lancement aujourd'hui par les éditions des Cahiers du cinéma d'une nouvelle collection d'ouvrages consacrée aux acteurs donne l'occasion de se pencher sur leur rôle dans la cinéphilie et la théorie critique...
La politique des auteurs (dont Michel Ciment contestait encore il y a peu la paternité traditionnellement accordée aux Cahiers du Cinéma) est aujourd'hui un fondement de cinéphilie. Un fondement discutable, tant la théorie peut parfois sembler limitée, mais un fondement quand même dans la manière d'aborder le cinéma. La politique des auteurs, dont le principe est de faire du réalisateur le responsable principal de l'oeuvre, a en effet le mérite d'offrir un système de pensée critique cohérent fondé sur la permanence de motifs repérés dans les différents films d'un même réalisateur. Les films ne sont dès lors plus considérés comme des entités séparées, mais comme les différentes occurences de l'oeuvre d'un artiste. L'approche a eu le mérite de valoriser considérablement le rôle du metteur en scène (malheureusement souvent au détriment des scénaristes) et engage le spectateur cinéphile à découvrir le cinéma par le prisme des cinéastes. Cette idée c'est aussi celle qui faisait dire dernièrement à Thierry Frémaux (défendant sa sélection du festival de Cannes 2013) : « Les grands auteurs font les grands films. »
Mais qui sont les auteurs ?
Pour autant, la politique des auteurs trouve une limite fondamentale dans la posture critique qu'elle a engendré. Un coup d'oeil à Wikipédia nous permet ainsi de retrouver une citation de Truffaut (sous le pseudonyme de Lachenay) résumant bien le problème : « Nécessité de la politique des auteurs : André Bazin aime beaucoup Citizen Kane, les Amberson, un peu La Dame de Shanghai et Othello, guère Voyage au pays de la peur et Macbeth, pas du tout Le Criminel. Sadoul aime assez Kane et les Amberson mais pas du tout Voyage au pays de la peur et Macbeth. Qui a raison ? Malgré le respect que je porte à Cocteau, Bazin et Sadoul, je préfère me ranger à l'avis d'Astruc, Rivette et tutti quanti qui aiment sans distinction tous les films de Welles pour ce qu'ils sont ; des films de Welles. » L'application systématique de la politique des auteurs présente le défaut considérable d'occulter l'apport des autres intervenants dans le processus créatif, capables eux aussi de récurrences, capables eux aussi de faire oeuvre. D'un film à l'autre, il est alors nécessaire de chercher l'auteur. Il peut parfois s'agir du scénariste, du chef op ou du producteur... mais l'auteur véritable, c'est à dire l'artiste qui, plus que tout autre, ajoute à son oeuvre, c'est parfois l'acteur.
Cette idée, le cinéaste et critique Luc Moullet la développait en 1993 dans Politique des acteurs, un ouvrage consacré à la carrière de quatre grands comédiens : Gary Cooper, John Wayne, Cary Grant, James Stewart dont il relevait les obsessions thématiques et la continuité dans le travail corporel et la gestuelle. Evidemment, cet auteurisme de l'acteur est réservé à quelques grands noms seulement car il faut, pour faire émerger les récurrences, disposer d'une carrière pléthorique faite de premiers rôles importants. D'un point de vue critique, la politique des acteurs présente un intérêt assez intéressant : ce sont justement ces grands noms qui font venir le public en salles. Aux exemples cités par Moullet on pourrait, en se limitant au cinéma américain, ajouter Audrey Hepburn ou Lauren Bacall, puis Marlon Brando et Paul Newman avant Robert De Niro, Meryl Streep ou Jack Nicholson et aujourd'hui Nicolas Cage, Leonardo DiCaprio ou pourquoi pas Jason Statham et bien sûr Tom Cruise.
Cette démarche consistant à faire émerger l'oeuvre dans la filmographie d'un acteur est à l'origine d'Anatomie d'un acteur, une toute nouvelle collection des Editions des Cahiers du cinéma dont les deux premiers volumes (consacrés à Al Pacino et Marlon Brando) sortent le 7 mai 2013.
Le cas Pacino
Nous avons pu à cette occasion découvrir le livre consacré à Al Pacino, un bouquin de 200 pages richement illustré qui va nous permettre de développer la thèse expliquée plus haut.
La collection prend le parti de traiter la carrière de l'acteur via une sélection de dix rôles. Karina Longworth, la critique au LA Weekly qui signe l'ouvrage présente sa sélection de la manière suivante : « Si un trait particulier peut résumer le style de jeu de Pacino [...] ce serait le crescendo et le decrescendo - une sorte de flux et reflux affectif perceptible dans le langage corporel et les cadences vocales de l'acteur. » Pour l'illustrer elle a choisi de développer les dix rôles suivants :
- Michael Corleone dans La trilogie du Parrain (1972, 1974, 1990),
- Francis «Lion» Delbuchi dans L'Épouvantail (1973),
- Frank Serpico dans Serpico (1973),
- Sonny Wortzik dans Un après-midi de chien (1975),
- Arthur Kirkland dans Justice pour tous (1979),
- Tony Montana dans Scarface (1983),
- Frank Keller dans Mélodie pour un meurtre (1989),
- Lieutenant-colonel Frank Slade dans Le Temps d'un week-end (1992),
- Vincent Hanna dans Heat (1995),
- «Al Pacino» dans Jack et Julie (2011).
Comme une évidence, on entre dans l'oeuvre d'Al Pacino par le rôle de sa vie. Un rôle qui a évolué sur trois films pendant deux décennies : le Michael Corleone de la trilogie du Parrain. Longworth explique : « le rôle par lequel un acteur de théâtre new-yorkais totalement inconnu du grand public allait s'ancrer à jamais dans la mémoire collective. [...] La trajectoire suivie par Michael Corleone s'apparente au parcours de la vie de l'acteur. [...] Symbole d'une alternative au système hollywoodien, Pacino en est devenu l'un des principaux visages. »
Très documenté, l'ouvrage mêle des éléments biographiques à une analyse détaillée du jeu de l'acteur dans les rôles mentionnés. Au sujet de son rôle de Tony Montana dans Scarface on peut lire : « Sa signature passe alors sur la retenue, le réalisme intérieur, a un jeu exagéré, extériorisé, ne cherchant pas une restitution de la réalité, mais une véritable parodie. Vingt ans plus tard, Pacino expliquera que surjouer est une méthode pour parvenir à une interprétation juste. »
Dans son dernier chapitre, le livre réalise l'exploit non négligeable de donner très envie de voir Jack et Julie (2011) de Dennis Dugan, navet notoire avec Adam Sandler dans lequel Al Pacino joue son propre rôle. Donner de l'intérêt aux films ratés, c'est aussi ce qui peut faire la valeur d'une politique des acteurs. La description d'un gag assez foireux offre une perspective passionante sur la carrière de l'acteur : « Le commentaire le plus subtil et le plus drôle du film sur le combat mené par le vrai Pacino pour obtenir la reconnaissance de ses pairs survient dans cette scène. Pacino montre à sa compatriote la batte de stick-ball qu'il utilisait dans son enfance. Au beau milieu de son bureau, il propose à son innamorata étrangement musclée de s'entraîner à frapper. Elle hésite, il insiste : "Julie, c'est en vous, c'est dans votre ADN. Il suffit de penser au Bronx." Il lui lance une balle qu'elle frappe de toutes ses forces. La balle percute et détruit l'unique oscar de Pacino. "Oh, je suis désolée !, s'exclame Julie. Mais vous en avez certainement d'autres..." Pacino paraît stupéfait - non pas fou de rage, plutôt excité, comme si la destruction de la statuette symbolisait un nouveau départ. "Hum, c'est ce qu'on pourrait croire mais curieusement, non. Peu importe : je vous ai, vous." »
S'il semble difficile d'assurer que les grands acteurs font les grands films, il semblerait qu'ils ont au moins l'intérêt de rendre les mauvais passionnants.
Enfin, jusqu'à mon prochain article qui doit justement en parler en détails. #teasing