Comment deux anglais ont mis au point la formule magique de la série comique
Avant de faire de la télé, Ricky Gervais était le leader de Seona Dancing, un groupe de pop anglaise qui ne connut le succès qu’en Thaïlande. Et encore... après leur séparation ! Avant de faire de la télé, Stephen Merchant était le cousin d’une des chanteuses de Bananarama et le sosie avant l’heure du footballeur Peter Crouch. Comme ça ne suffisait pas pour gagner sa vie, il s’est mis au stand-up et à la radio. Puis Gervais et Merchant se sont rencontrés pour former une alliance imbattable. En une dizaine d’année, ils ont créé une poignée de séries parmi les plus drôles et irrévérencieuses de la télé moderne : The Office, Extras, Hello Ladies, Derek... Les fans du tandem auront remarqué qu’elles reposent presque toutes sur une même recette (concept, narration, caractérisation, etc.). Quelle est donc cette formule magique ?
La réussite de Ricky Gervais, que ce soit à la télé britannique ou comme producteur aux Etats-Unis avec la version américaine de The Office, lui a ouvert toujours plus de portes. En quelques années, il a notamment joué aux côtés de Robert De Niro (Stardust), de Ben Stiller (La Nuit au musée), a été crédité aux génériques des séries Louie et Curb your Enthusiasm et a même prêté sa voix aux Simpson et au jeu vidéo GTA IV. Autre belle ligne sur son CV : maître de cérémonie des Golden Globes, à trois reprises. Cette ultra-présence outre-Atlantique ne saurait pourtant faire oublier le rôle de sa vie : celui de David Brent dans la version originale britannique de The Office qu’il a créée en 2001 avec Stephen Merchant.
Abracada...Brent !
Gervais y incarne un patron gaffeur et balourd, plus intéressé par les rires qu’il tente de provoquer chez ses employés que par leurs compétences professionnelles. Le nombre toujours croissant de vidéos et gifs en ligne à l’honneur de ce boss excentrique en fait la porte d’entrée principale pour se familiariser avec la comédie Gervaiso-merchantienne. Au risque d’être l’arbre qui cache la forêt, voire même de scléroser leur processus créatif.
Car le tandem a beau se montrer prolifique et donner l’impression de se renouveler régulièrement, les téléspectateurs les plus sévères peuvent estimer qu’ils ne font que reformuler The Office, encore et encore. Le reste ne serait que copies, voire copies de copies… Quand on se souvient du troisième clone décérébré de Michael Keaton dans Mes doubles, ma femme et moi, l’inquiétude est de mise. Le risque existe mais, heureusement, Ricky Gervais et Stephen Merchant ne sont pas encore coupables d’une telle dégénérescence.
Documenteurs invétérés
Le succès de The Office ne doit pas faire oublier que Ricky Gervais et Stephen Merchant ne sont en aucun cas les inventeurs du «documenteur». Avant eux, d’autres auteurs se sont amusés à confectionner de faux documentaires, tels Rob Reiner (Spinal Tap, 1984) ou Peter Jackson (Forgotten Silver, 1995). Mais c’est la série Marion and Geoff avec Rob Brydon (The Trip), diffusée un an avant The Office et déjà sur la BBC, qui leur met le pied à l’étrier. C’est ce modèle de fiction détournée que Gervais et Merchant choisissent pour mettre en scène leur « bureau », mixant des séquences drolatiques au sein de l’entreprise factice Wernham Hogg avec les confessions face caméra de ses quelques employés. Le concept fonctionne, des millions d’anglais accrochent et quelques producteurs américains aussi. En plus de son propre remake débuté en 2005, les autres documenteurs développés aux USA à s’inspirer peu ou prou de The Office se nomment Reno 911!, Arrested Developement, Parks and Recreation ou encore Modern Family, pourtant l’adaptation non-officielle de Fais pas çi, fais pas ça.
Pendant ce temps, d’autres programmes britanniques s’inspirent de The Office (Come Fly With Me, Time Trumpet ou encore Human Remains, de nouveau avec Rob Brydon au générique) et l’association Gervais / Merchant, elle, se suffit à elle-même puisqu’ils se spolient tout seuls, comme des grands. Life’s Too Short (BBC, 2011) et Derek (Channel 4, 2013) reprennent ainsi la forme du documenteur avec leur lot de confessions face caméra. Et quand ce n’est pas l’ossature du programme qu’ils répliquent d’une série à l’autre, ils peuvent aussi reproduire à l’identique la caractérisation d’un personnage ou la structure narrative d’un épisode. Dans l'ultime épisode de Hello Ladies (HBO, 2013), par exemple, Stephen Merchant, alors créateur en solo sur ce projet, décide de faire les deux. En passe d’atteindre le but qu’il s’est fixé depuis le début de la saison (séduire un top model), le protagoniste tourne les talons pour rejoindre sa meilleure amie. A la fin de la seconde saison d’Extras (BBC, 2005), série qui raconte les mésaventures d’un figurant cherchant à devenir une star de premier plan, Andy le comédien guignard plante quant à lui Robert De Niro pour jouer à Docteur Maboule avec sa copine Maggie et un enfant malade, tel qu’ils le font chaque semaine à la même heure.
Petite différence néanmoins : dans Extras, série incomparablement plus drôle et inspirée que l’échappée américaine de Stephen Merchant, Maggie ne se prive pas de dire à Andy qu’il a commis une erreur colossale en venant la voir. A regret, Hello Ladies ne connait pas cet accès de lucidité : le choix du héros de rejoindre sa copine Jessica plutôt que de batifoler quelques minutes avec la fille de ses rêves (c’est le fil rouge de la saison) n’est aucunement remis en cause. Au-delà de la frustration de certains téléspectateurs qui pourraient s’être investis dans cette entreprise de séduction par procuration, cette décision est insensée au regard de l’écriture du personnage. Stephen Merchant s’en moque et privilégie le happy end, coûte que coûte.
Un soupçon de méchanceté...
Douze ans plus tôt, quand les téléspectateurs britanniques découvrent Gervais et Merchant, ils n’attendent ni amitié, ni fin heureuse de ce nouveau duo désopilant. Derek & Clive, French & Saunders, les formidables Mitchell & Webb - eux aussi apparus début 2000 avec Peep Show - ne sont que quelques paires d’une longue liste de duo comiques d’outre-Manche à œuvrer pour gagner le cœur des britanniques. Gervais et Merchant se donnent à fond pour y parvenir. Les premiers épisodes de The Office, les prémices d’une romance entre Tim et Dawn - qui deviendront les célèbres Jim et Pam dans la version US - laisse certes poindre de la tendresse, mais le succès instantané de la série tient surtout aux frasques embarrassantes de David Brent et à son ton corrosif. Les fameux apartés des employés, durant lesquelles ils ont l’opportunité de médire impunément sur leurs collègues, jouent beaucoup. Forcément, n’importe quel téléspectateur ayant déjà travaillé en bureau et plus encore dans un open space ne peut que se réjouir de ces passages acerbes. Mais l’esprit provocateur et cinglant de la série se propage au-delà de ces brefs monologues. Le malaise devient le maître-mot de leur show. Gervais et Merchant traitent les moments gênants comme des accidents filmés au ralenti : les personnages s’enlisent, personne ne tend la main, la scène s’éternise et l’embarras grandit. C’est un spectacle voyeuriste, coupable, une mécanique infernale de la catastrophe. Et tout le monde en redemande. Les passages cultes se succèdent : David Brent fait croire à Dawn qu’il la licencie au point de la faire pleurer ; Tim (Martin Freeman) déclare publiquement sa flamme à la jeune femme avant de comprendre qu’elle n’est plus célibataire ; David danse frénétiquement devant un parterre d’employés atterrés ; ou bien il enchaîne les imitations comiques devant un même auditoire atone ; etc..
La volonté du tandem de reproduire ce malaise, coûte que coûte, de série en série, fait partie de leurs choix les plus contestables. Hilarant ou incommodant, faites-votre choix : Darren (Stephen Merchant) fait patienter son rencard le temps que le chasse d’eau des toilettes se remplisse car «tout n’est pas parti la première fois» (Extras) ; Warwick Davis, acteur de petite taille qui joue son propre rôle, chute du haut d’une étagère en essayant de récupérer un trophée lui appartenant sous le regard consterné de son ex-femme (Life’s Too Short) ; Stuart (Stephen Merchant) s’incruste à la table d’une fille qui lui a tapé dans l’œil, mais finit par s'effondrer avec fracas au milieu des convives et de leurs cocktails renversés (Hello Ladies). Alors ? Si vous hésitez encore, la série qui permet de trancher s’intitule Life’s Too Short. De toutes leurs créations, celle avec laquelle le cynisme et la méchanceté l'emportent toujours, c’est incontestablement celle-ci.
Warwick Davis, acteur resté célèbre pour ses rôles dans Willow et Le retour du Jedi (un Ewok), est un homme de petite taille qui se prend pour le plus grand mais ne trouve jamais de contrat. Humilié et rabaissé à chaque scène de chaque épisode, notamment par ses «amis» Gervais et Merchant, il ne connait aucun répit et n’est jamais sauvé. La gêne est ici accentuée par le fait que c’est la seule série du duo dans laquelle le héros n’est pas joué par l’un des deux membres. L’acharnement que subit Warwick les place alors dans une position de bourreaux placides et sadiques. Avec Hello Ladies, chemin de croix sentimental d’un anglais à L.A, Stephen Merchant se montre aussi très dur envers son protagoniste. Le créateur et interprète principal évite pourtant le masochisme, en s’accordant çà et là quelques moments de répit. A regret, la fluctuation de la lose qui régit le parcours de Darren Lamb dénote une maladresse d’écriture qui laisse supposer que Merchant est moins habile que son comparse en termes de caractérisation : son personnage est défini comme sensible et intelligent à de nombreuses reprises avant de sombrer dans une inexplicable bêtise, simplement en fonction des besoins d’une scène ou d’une autre. Malgré tout – et malgré Life’s Too Short - impossible de classer Gervais et Merchant chez les bad guys de la comédie. Trop malins pour ça, ils veillent toujours à contrebalancer ces sommets de méchanceté par des scènes qui glorifient, élèvent, apaisent leurs personnages jusqu’alors malmenés.
... mais beaucoup de bienveillance
L’épisode qui permet de comprendre, pour la première fois, que Ricky Gervais et Stephen Merchant ne sont juste des sadiques enfonçant la télé anglaise dans l’imperfection morale, intervient vers la fin de saison 2 de The Office. Dans le cinquième et avant-dernier épisode – sans compter le Christmas Special, une tradition de la «telly» anglaise – les patrons de David Brent lui annoncent son licenciement. Surprise, l’homme s’effondre et les supplie de garder son emploi. Il leur promet de travailler plus dur, enfin conscient des conséquences de son dilettantisme. Qu’importe qu’il se rabaisse, le regard du duo le relève. Le personnage lourdaud de la série parait soudain plus fragile, touchant. Les effets de cet accès de tendresse perdurent jusqu’à la fin de série, malgré le yoyo émotionnel et les quelques coups bas assénés au personnage lors de l’épisode de Noël.
Série après série, l’irruption de ce type de séquence émotion reste une botte secrète efficace pour le tandem. C’est le cas lors de l’épisode spécial qui clôt Extras, le monologue final d’Andy étant l’un des plus beaux qui soient ; lors de la conclusion de Hello Ladies ; et même dans leur long-métrage Cemetery Junction réalisé en 2010. Mais c’est avec Derek que Ricky Gervais change radicalement la donne, œuvrant, une fois n’est pas coutume, en solo. Changement plus radical encore, il quitte la BBC pour Channel 4, chaîne misant depuis trente ans sur des programmes innovants et créatifs. C’est notamment sur ses ondes que sévit Charlie Brooker (Dead Set, Black Mirror) et c’est aussi là qu’ont été diffusés Misfits ou Utopia. Plus encore que la créativité, c’est le caractère éducatif de la chaîne - tel qu’édicté par le Parlement britannique en 2003 («The Communications Act 2003») - qui semble en avoir fait l’écrin de choix pour Derek.
La formule magique n’est plus la même. Il n’est plus question de nous faire rire du malheur des autres avant de nous y rendre sensible. Cette fois, le téléspectateur est continuellement auprès des personnages. Il s’amuse avec eux puis il offre son épaule quand la tragédie les frappe. Plus besoin de sortir la balance pour vérifier si elle penche ou non du côté de la bienveillance : Ricky Gervais aime inconditionnellement tous ses personnages et ne leur veut jamais de mal. Il faut dire qu’avec un héros mentalement retardé vivant dans une maison de retraite, il parait d’emblée plus délicat de vouloir rabaisser qui que ce soit. Pour rendre cette générosité plus palpable, Gervais joue à quitte ou double : il tire à fond la corde sensible, sort les violons à chaque épisode et le pire, c’est que ça marche à tous les coups.
Vers des séries TV qui rendent meilleurs ?
La formule Gervais n’a alors plus rien d’un gaz hilarant. L’ambition est plus grande : aider ses semblables à devenir meilleurs. Des millions de britanniques, et bien d’autres sériphiles depuis le rachat de la série par Netflix, suivent chaque semaine les aventures tragicomiques de Derek et peuvent, au moins le temps d’un épisode mais pour le reste de leur vie doit-on espérer, s’interroger sur leur comportement. Comment regarde-t-on un marginal devenu alcoolique, un homme mentalement déficient, une octogénaire, une octogénaire de sa propre famille ? Derek invite à l’introspection : que ferais-je si je croisais l’une de ces personnes demain ? Après-demain, comment réagirais-je en apprenant que mes vieux parents ne veulent plus vivre seuls ? Gervais éduque et façonne ses téléspectateurs. Davantage d’attention, de discernement, de gentillesse : il ne nous demande pas plus. La formule de Derek est à la fois aussi simple que ça, et aussi démesurée. Et le pire, ce serait que elle aussi marche.