François Truffaut : une filmo dont vous êtes le héros
Disparu il y a maintenant 30 ans, le 21 octobre 1984, François Truffaut a laissé une trace indélébile dans l'histoire du cinéma. Que reste-t-il aujourd'hui de son œuvre et de son amour immodéré du 7ème art ? Pas mal d'écrits, de souvenirs et une certaine nostalgie. Un héritage aussi, même si pas encore forcément d'héritiers. Et puis surtout des films. 21 longs-métrages qu'on ne se lasse pas de revoir à moins d'avoir la chance de pouvoir encore les découvrir. Pour vous aider à (re)plonger dans cette filmographie nous vous proposons une expérience rare inspirée de ces bouquins interactifs qui ont connu leur heure de gloire dans les années 80-90.
Cet article se lit dans un ordre qui dépendra de vos choix. Les liens soulignés en pointillés vous permettent de passer d'un paragraphe à l'autre. Après avoir cliqué, lisez le texte sous l'image puis choisissez un nouveau lien en pointillés pour passer à la suite. Au cours de votre lecture vous rencontrerez de nombreux titres de films qu'il ne vous reste plus qu'à voir (vous pouvez noter l'ordre sur la grille à imprimer). Parce qu'il faut bien commencer quelque part, vous avez plusieurs options. Soit vous êtes plutôt du genre méthodique et vous vous dites que le mieux est certainement de commencer par le commencement, soit vous êtes par principe réfractaire au cinéma français et vous préféreriez faire connaissance avec Truffaut sous d'autres longitudes, disons chez Spielberg. Si, enfin, vous vous sentez plus aventureux, vous pouvez plutôt suivre ce mignon petit chat.
Un début à tout
Truffaut le dit sans ambages – dans le bel article (Voilà pourquoi je suis le plus heureux des hommes, publié dans Esquire en 1969) qui sert d'épilogue au recueil Le Plaisir des yeux qu'on ne se lassera pas de citer ici – le premier film d'un cinéaste est fondamental : «tout Buñuel est dans Un chien andalou, tout Welles dans Citizen Kane, tout Godard dans A bout de souffle, tout Hitchcock dans The Lodger». Il y a ainsi tout Truffaut dans Les Quatre cent coups et on ne saurait trop en vouloir au cinéphile paresseux de s'arrêter ici et d'aller directement à la fin de l'histoire.
«Les progrès ? C'est de la blague. Il faut essayer d'en faire, mais il est bon de savoir qu'ils seront dérisoires par rapport à la richesse qui est en nous et qui s'est exprimée dans le premier rouleau de pellicule impressionnée.» Comme il le concédait lui-même 10 ans après l'avoir réalisé, sous la forme de conseils aux futurs jeunes cinéastes, son premier film est donc sans doute aujourd'hui encore son meilleur. Mais contrairement à La Nuit du chasseur, long-métrage à propos du quel Truffaut écrivait en 1956 «il y a fort à parier que ce film, réalisé au mépris des normes commerciales élémentaires, sera l'unique expérience de Charles Laughton et c'est bien dommage» avant de vanter la magnifique photographie en noir et blanc, son premier film ne sera pas son dernier. Que l'on soit curieux du destin d'Antoine Doinel ou que nous tenions à en savoir plus sur le regard si particulier que Truffaut pose sur les enfants, nous avons donc la chance de pouvoir poursuivre notre exploration d'une filmographie aussi homogène que foisonnante.
Antoine Doinel, Antoine Doinel, Antoine Doinel
Qui est donc Antoine Doinel ? Plus de 40 ans avant Boyhood, François Truffaut initiait sans le savoir avec un jeune acteur de 14 ans, une expérience cinématographique semblable à celle de Linklater. «Lorsqu'un film est terminé depuis plusieurs mois, le laboratoire téléphone pour obtenir l'autorisation de détruire la pellicule non utilisée dans le montage final [...] pour la plupart des films je donne facilement cette autorisation, pour le cycle Doinel je ne m'y résous pas, car j'ai l'impression que la pellicule consacrée à Jean-Pierre Léaud et le fixant chaque fois dans une étape différente de son développement physique est plus précieuse que lorsqu'il s'agit de protagonistes adultes.» notait-il ainsi en 1971 en préface d'un livre consacré aux aventures de son personnage fétiche. Le développement de ce héros, qui n'est ni tout à fait Léaud, ni tout à fait Truffaut, on peut le suivre dans quatre films qui ont suivi Les 400 coups. Antoine et Colette d'abord, un moyen métrage, extrait d'un film collectif de 1962, puis Baisers Volés qui suit la jeunesse amoureuse d'Antoine et son initiation à la vie d'adulte avant Domicile Conjugal en 1970 qui le confronte à la vie de couple. L'Amour en fuite, enfin, fera en 1979 le bilan un peu raté et un brin nostalgique de cette épopée ordinaire. Alors qui est Antoine Doinel ? «Il n'est pas un personnage exemplaire, il a du charme et en abuse, il ment beaucoup, il demande plus d'amour qu'il n'en a lui-même à offrir, il n'est pas l'homme en général, il est un homme en particulier.» Au bout de ce périple, que reste-t-il alors au spectateur ainsi sevré de cet homme en particulier ? La réponse est peut-être dans l'une des chansons du cinéma de Truffaut, en l'occurence celle de Trenet qui ouvre Baisers volés sur les portes closes d'une Cinémathèque en relache : «Que reste-t-il des billets doux / Des mois d'avril, des rendez-vous / Un souvenir qui me poursuit / Sans cesse». Et puis, si vous n'aimez pas les chansons, allez vous faire foutre dans les films des autres.
L'art de l'enfance
Le cinéma de François Truffaut commence avec l'enfance. Il réalise même, sur le plan de la représentation, une forme de révolution. Un peu comme en peinture où on est passé en quelques années à la fin du XVème Siècle de ça à ça, Truffaut a rompu avec la représentation des enfants au cinéma comme d'adorables petits adultes chargés de poésie. L'enfance est pour Truffaut un sujet passionant car tragique : «Ce qui saute aux yeux quand on regarde la vie, c'est la gravité de l'enfant par rapport à la futilité de l'adulte» écrit-il ainsi dans un texte destiné à l'UNESCO en 1975. Sa grande idée est de montrer que, du point de vue de l'enfant, l'adulte vit dans l'impunité. Cette enfance dont il faudrait s'échapper au plus vite sera le sujet principal de trois de ses films : Les 400 coups en 1959, L'Enfant sauvage en 1969 et L'Argent de poche en 1975, mais tout son cinéma est sous le signe d'une image de sa jeunesse. Ce cartable derrière la porte cochère, symbole de l'école buissonnière astucieusement installé au début de l'exposition qui lui est consacrée à la Cinémathèque, résume le rapport de Truffaut à l'enfance et au cinéma dans lequel il allait se réfugier : «Tout ce que je sais, je l'ai appris par le cinéma, à travers les films». Ce rejet de l'enfance, fatalement malheureuse, et cette école de la vie par le cinéma, il en fait la ligne directrice des aventures d'Antoine Doinel dont Truffaut écrit en 1971 qu'il avance dans la vie comme un orphelin et cherche des familles de remplacement. Antoine Doinel, résume-t-il, «aime la vie et aime surtout ne plus être un enfant, c'est-à-dire quelqu'un dont on dispose sans lui demander son avis, quelqu'un qu'on laisse de côté, qu'on oublie ou qu'on rejette cruellement».
Trois petits chats
Les films de Truffaut sont bardés de motifs récurents plus ou moins insolites. L'un des plus célèbres est celui du chat venant déguster, dans un plateau à la porte d'une chambre d'hotel, les restes du petit déjeuner de deux amants. On retrouve trois fois cette scène dans l'oeuvre de Truffaut. Dans La Peau Douce d'abord (en 1964), puis dans La Nuit Américaine (en 1973) où il montre qu'il n'est en pratique pas si simple de tourner une telle scène, avant de le refaire une dernière fois (en 1977) dans L'Homme qui aimait les femmes.
L'auto-citation de Truffaut nous fait passer de l'autre côté du miroir. Contrairement aux secrets de magiciens, l'idée de cinéma ainsi dévoilée gagne en substance. Truffaut a toujours eu l'ambition d'inscrire dans ses films le sentiment diffus mais concret du cinéma en train de se faire. Il l'avait d'ailleurs formulé en conclusion d'un hommage à Alfred Hitchcock : «Le grand secret de Monsieur Hitchcock est le secret du cinéma lui-même. Les gens disent généralement qu'un film est bon quand il procure de la peur ou du plaisir au spectateur, mais je n'y crois pas. Un film est vraiment bon quand on peut lire entre les images la peur ou le plaisir que le cinéaste a eu à le réaliser.» Il y a ainsi d'innombrables connexions entre les films de Truffaut et on navigue dans sa filmo un peu comme dans cet article ou dans un jeu de piste, dans lequel il n'y aurait qu'à suivre les flèches.
On peut chercher les ocurrences du nombre 813, compter les films qui se terminent dans la neige, ceux dans lesquels on lit des livres et ceux dans lesquels on va au cinéma. Par la répétition, Truffaut forme des réminiscences. On pourra encore remarquer que Jean-Pierre Léaud et Charles Denner ont tous deux un boulot qui consiste à piloter des maquettes dans Domicile Conjugal et L'Homme qui aimait les femmes, que l'on vole des photos de Monika à l'entrée d'un cinéma dans Les 400 coups et de Citizen Kane dans La Nuit Américaine, que les jambes des femmes n'en finissent pas d'arpenter son cinéma et que ses personnages ne cessent de s'écrire des lettres, des mots, des pneumatiques, des billets doux...
Les films des autres
Le cinéma de Fançois Truffaut ne s'arrête pas aux 21 longs-métrages qu'il a réalisé, il déborde largement sur les films des autres. Que ce soit en tant que simple admirateur, critique, scénariste ou acteur, Truffaut a vécu toute sa vie une passion gourmande et généreuse pour le cinéma en général. Ses premiers films sont ainsi ceux qu'il voit, évalue et commente sur les carnets de son enfance puis dans diverses publications (Les Cahiers du Cinéma et la revue Arts notamment). Avant même de réaliser son premier film, il écrit un traitement d'une dizaine de pages de ce qui deviendra quelques années plus tard A bout de souffle, le premier long-métrage de Jean-Luc Godard. C'est cette même passion qui le mène en 1962 jusque dans les studios Universal à la rencontre d'un ogre de cinéma avec lequel il enregistrera une cinquantaine d'heures de discussions. Ces entretiens passionnants, retraçant en détails toute la filmographie d'Alfred Hitchcock feront l'objet d'un livre essentiel paru pour la première fois en janvier 1966. Si le cinéma de François Truffaut est né dans les films des autres, c'est aussi à travers eux qu'il survit. Et c'est ainsi que quelques années après sa mort, Claude Miller tourne La Petite Voleuse avec Charlotte Gainsbourg, l'un des plus avancés des projets inachevés de Truffaut imaginé comme une version féminine des 400 coups. Encore aujourd'hui, Valérie Donzelli prépare L'Histoire de Julien et Marguerite, tiré de l'un de ses projets des années 70.
Le collectionneur
Il serait un peu vain de faire l'inventaire détaillé des femmes qui sont passées devant la caméra de Truffaut, mais il est indispensable de s'attarder sur le rôle particulier qu'elles ont eu dans ses films. Une lecture superficielle de son oeuvre pourrait en effet conduire à réduire son rapport aux femmes au fétichisme évident qu'il vouait à leurs jambes ; «ces compas» faisait-il dire à Charles Denner «qui arpentent le globe terrestre en tous sens, lui donnant son équilibre et son harmonie». Car ce qui l'intéresse par dessus tout chez les femmes, c'est leur caractère. Des caractères, et donc des personnages, voilà ce que deviennent chez Truffaut les actrices qu'il adore. Presque jamais des faire-valoir, il n'est pas rare qu'elles portent le récit quand elles ne sont pas tout simplement les héroïnes (Jules et Jim, La Mariée était en noir, Une Belle fille comme moi, L'Histoire d'Adèle H., Le Dernier Métro, Vivement dimanche !). Trouvant un peu faible le rôle de la femme de Montag destiné à Julie Christie dans Fahrenheit 451, Truffaut s'est emparé avec enthousiasme de l'idée de son producteur Lewis Allen de faire également jouer à l'actrice le rôle de Clarisse : «Employer Julie Christie pour jouer à la fois Linda et Clarisse me donne enfin l'occasion de résoudre le problème du rôle ingrat et du rôle prestigieux».
Truffaut avance ainsi sur un territoire sous-exploré et à l'opposé du motif stylisé de la blonde Hitchcockienne, l'héroïne Trufaldienne est rebelle et furieuse, possiblement gouailleuse. C'est pourquoi on peut difficilement lui en vouloir de n'avoir pu resister à l'envie de retrouver Bernadette Lafont 15 ans après Les Mistons (son premier court-métrage) dans la fantaisie assez ratée qu'est Une Belle fille comme moi (1972). Pour mieux comprendre encore son rapport aux femmes, il faut se tourner vers la littérature et ce que Truffaut dit de l'écrivain Jacques Audiberti. «Le plus beau c'est Marie Dubois. La plus forte œuvre consacrée à la femme, toute la femme, la même femme» écrit-il en 1961 à propos d'un roman qui lui inspirera l'idée du nom de scène de l'actrice (née Claudine Huzé) décédée il y a quelques jours. «Pour Audiberti, la femme est magique, la femme est suprême. C'est à lui que je pense quand je filme un homme, à son œuvre quand je filme une femme.»
L'homme qui aimait les livres
Comme plusieurs de ses compères de la Nouvelle Vague, s'étant emparés des concepts de caméra-stylo et de politique des auteurs, Truffaut nourissait un certain complexe vis à vis de la littérature. Grand lecteur depuis son enfance, ses films ont souvent tourné autour des livres. De L'Homme qui aimait les femmes, qui raconte l'élaboration d'un roman, à Fahrenheit 451, adapté de l'ouvrage dystopique de Ray Bradbury projetant une société dans laquelle on brûle les livres, les films de Truffaut ne manquent jamais une occasion de rendre hommage à Balzac, Proust ou Nabokov. En 1975 il met en scène L'Histoire d'Adèle H. avec Isabelle Adjani dans le rôle de la deuxième fille de Victor Hugo. Il réalise également de nombreuses adaptations. Deux d'Henri-Pierre Roché, un romancier tardif qui, dans les années 50, signe à plus de 70 ans Jules et Jim puis Deux Anglaises et le continent qui lui vaudront une célébrité posthume avec les versions cinématographiques de Truffaut. Il s'intéresse également beaucoup à la littérature anglo-saxone et aux romans noirs de la Série blême dont il tire : Tirez sur le pianiste en 1960, La mariée était en noir en 1968, La Sirène du Mississipi en 1969, Une belle fille comme moi en 1972 et Vivement Dimanche ! en 1983.
Presque autant qu'il invite à voir et revoir des films, le cinéma de Truffaut donne envie de lire des livres. «Un objet rectangulaire, trois-cent-vingt pages brochées, on appelle ça un livre», si vous n'en avez actuellement pas dans votre sac, sur votre bureau ou votre chevet, tâchez d'y remédier avant de poursuivre par ici : il sera question de chats, de couleurs ou de chansons.
En blanc et noir
Truffaut fait partie de cette génération de cinéastes qui ont commencé à tourner en noir et blanc à l'apogée du Technicolor pour des raisons économiques. Contrairement à Godard qui alternait à ses débuts entre les deux, Truffaut a tourné ses trois premiers longs-métrages en noir et blanc avant d'opter définitivement pour la couleur en 1966 avec un projet qui l'imposait : Fahrenheit 451. Définitivement, pas tout à fait puisque le cinéaste reviendra deux fois au noir et blanc : pour L'Enfant sauvage en 1969 et pour son dernier film, Vivement Dimanche (1983). Par nostalgie ? Sans doute un peu. A la fin de leurs entretiens, Truffaut demande d'ailleurs à Hitchcock si le noir et blanc ne lui manque pas. Le maître anglais répond par la négative et explique que c'est simplement pour éviter la censure – qu'auraient imposé les excès de rouge hémoglobine à l'écran – qu'il a renoncé à la couleur pour Psychose. Truffaut voit quant à lui les choses différement et il s'en explique en 1980 dans la préface du livre de Nestor Almendros, qui a été à plusieurs reprises son chef opérateur : «Les films étaient plus ou moins beaux selon les talents déployés, mais ils étaient rarement laids car la photographie en noir et blanc d'une chose laide est moins laide que cette chose à l'état naturel.» L'amour de Truffaut pour le noir et blanc au cinéma va ainsi un peu plus loin que la coquetterie. Il ajoute : «Le noir et blanc était une transposition de la réalité, donc, déjà, un effet d'art.» Mais Truffaut n'a pas pour autant manqué de s'amuser avec la couleur. Dans L'homme qui aimait les femmes, il s'en sert pour exprimer le fantasme d'un loisir à l'époque réservé aux écrivains : le changement de dernière minute.
Une simple rature sur le papier imposait, au cinéma, de retourner entièrement la scène. De nos jours, puisque David Fincher peut faire la neige et les travellings en post-prod, vous avez toujours le choix. Si, dans le titre d'un de ses films de 1968 (qui n'a pas manqué d'inspirer la trame de Kill Bill de Tarantino) la mariée était en noir, vous pouvez donc aussi la préférer en blanc.
Qu'est-ce que c'est que ce cinéma ?
Le cinéma chez Truffaut, c'est simple : soit on en fait, soit on y va. La salle de cinéma, présente dans bon nombre de ses films, est ainsi l'occasion de rendre de multiples hommages aux films des autres. On va voir Johnny Guitare dans La Sirène du Mississipi ou Les Sentiers de la gloire dans Vivement Dimanche. Clin d'oeil à Tati, Monsieur Hulot prend le métro avec Antoine Doinel dans Domicile Conjugal et deux personnages vont voir Une belle fille comme moi (d'un certain François Truffaut) dans L'Amour en fuite.
Mais la plus belle et directe déclaration d'amour à son art est bien sûr exprimée par La Nuit Américaine, film entièrement dédié au récit d'un tournage. Pour autant, on le voit bien avec ce texte écrit dans la foulée du tournage de La Peau douce, tous les films de François Truffaut parlent de cinéma : «Voilà pourquoi je suis le plus heureux des hommes ; je réalise mes rêves et je suis payé pour ça, je suis metteur en scène. Faire un film, c'est améliorer la vie, l'arranger à sa façon, c'est prolonger les jeux de l'enfance [...] Notre meilleur film est peut-être celui dans lequel nous parvenons à exprimer, volontairement ou non, à la fois nos idées sur la vie et nos idées sur le cinéma.»
L'acteur François Truffaut
Permettons nous ici d'être paresseux, puisque Truffaut lui-même a merveilleusement décrit son rapport au métier d'acteur avec l'anecdote qui suit : «Dans Rencontres du 3ème type, le personnage que je jouais, Claude Lacombe, expert en soucoupes volantes, devait, au plus fort d'un moment d'enthousiasme, s'écrier : "Einstein avait raison !". Cette phrase de bande dessinée me consternait, m'inquiétait et, chaque jour, je me disais que j'allais, le plus gentiment possible, demander à Steven Spielberg de la supprimer. Une sorte de lâcheté, où entrait peut-être un peu de solidarité, m'empêchait de le faire, jusqu'au jour où, en plein milieu du tournage d'une scène d'action, j'ai entendu un de mes partenaires s'écrier : "Einstein was right!". Si je ne me suis pas évanoui à ce moment, en tous cas je me suis senti pâlir et murmurer : "Quel salaud ! Il a donné ma phrase à un autre !" Une seconde réaction m'a fait rire de la première et ce jour-là je me sentais acteur. Quel beau métier !»
Ce qui frappe surtout dans le jeu de Truffaut, c'est sa voix. Une voix qu'on reconnait entre toutes dans la cacophonie de petites annonces qui ouvre La Sirène du Mississipi. Une voix à la fois ferme et prévenante, pleine d'autorité quand elle dit «Coupez» sur le tournage de La Nuit Américaine et de tendresse quand elle s'exclame dans La Chambre verte : «Vous verrez que les morts nous appartiennent si nous acceptons de leur appartenir». Une voix de velour, de gentil professeur. Ce n'est d'ailleurs pas par hasard que Spielberg a pensé à Truffaut, pour ce rôle de scientifique français, mais après l'avoir vu et aimé dans L'Enfant Sauvage où il incarne le Docteur Itard, précurseur de la pédopsychiatrie. La voix de François Truffaut, on ne se lasse pas non plus de l'entendre, par la grâce des images d'archive, parler de cinéma, de littérature ou des femmes qu'il a aimé filmer...
Les chansons d'amour
Intermède musical. Pour peu que ce ne soit pas une mélodie de Delerue (allez, c'est cadeau !), on sort souvent des films de Truffaut avec une chanson en tête. Retenons en quatre que vous pouvez lancer dans un autre onglet avant de poursuivre votre lecture. Que reste-t-il de nos amours de Trénet vous renverra aux aventures d'Antoine Doinel, la savoureuse (et sous-titrée) Avanie et Framboise de Bobby Lapointe vous offrira un détour par le noir et blanc tandis que Le Tourbillon de la vie est l'occasion d'une plongée en littérature. Pour les modernes, enfin, il y a Souchon et L'Amour en fuite pour «courir après des choses qui se sauvent : des jeunes filles parfumées, des bouquets de pleurs, des roses.»
La mort lui va si mal
La mort faisait partie de la vie de François Truffaut : «Il y a beaucoup, beaucoup trop de morts autour de moi, que j'ai aimés, et j'ai pris la décision, après la disparition de Françoise Dorléac, de ne plus assister à aucun enterrement». A ses morts qui le hantent, il a consacré un film en 1978, La Chambre verte, sans aucun doute le plus grave de son œuvre. Il y tient le rôle principal «comme on écrit une lettre à la main plutôt qu'à la machine», celui d'un homme, rédacteur de la rubrique nécrologique, qui refuse d'oublier ses chers disparus et leur voue un culte quotidien. Pour autant la mort chez Truffaut a toujours eu quelque chose d'un peu irréel. Dans une scène mémorable de L'Argent de poche, un petit garçon s'amuse sur le bord de la fenêtre d'un immeuble auvergnat. Sous le regard de voisins impuissants il finit par tomber, mais se relève de sa chute de neuf étages sans la moindre égratinure : «Gregory il a fait poum». La mort, en particulier celle d'un enfant, ne peut pas arriver comme ça dans les films de Truffaut. Dans L'Homme qui aimait les femmes, qui s'ouvre sur un enterrement, on survit à la mort par la littérature. Dans Les 400 coups, la mort est un mensonge. Dans La Mariée était en noir, elle est rendue dérisoire, comme une liste de courses. Dans Jules et Jim ou La Femme d'à côté, elle est la seule issue d'une passion amoureuse. Tout cela fonctionne parce qu'au cinéma la mort n'est pas irréversible, la mort c'est pour de faux.
Et pourtant, François Truffaut est mort. A l'été 1983 il est victime d'une attaque, premier symptôme d'une tumeur cérébrale qui finira par le tuer en octobre 1984, à 52 ans. On peut aujourd'hui pleurer sa mort et les films qu'il n'a pas eu le temps de faire, ou au contraire se réjouir de ceux qu'il nous a laissé et visiter avec lui, à l'infini, ce qu'on appelle le cinéma.
Sauf mention, toutes les citations sont extraites des ouvrages suivants : François Truffaut, Les Films de ma vie, 1975 • François Truffaut, Le Plaisir des yeux, 1987 • François Truffaut, Hitchcock/Truffaut, 1966 (édition définitive 2003) • Carole Le Berre, Truffaut au travail, 2004
(Presque) tous les films de François Truffaut sont en vente et disponible en lecture à distance sur Vodkaster. Pour savoir dans quel ordre les voir, aidez-vous de la grille à imprimer en lisant l'article.
A voir aussi : Exposition François Truffaut jusqu'au 25 janvier 2015 à la Cinémathèque Française • Top des films de François Truffaut • Truffaut et la Palme d'Or
L'amour à vingt ans
Baisers volés
Domicile conjugal
La Mariée était en noir
La Sirène du Mississipi
-L'enfant sauvage
Deux Anglaises et le Continent
La nuit américaine
L'Histoire d'Adèle H
Jules et Jim
la peau douce
L'homme qui aimait les femmes
L'Amour en Fuite
Le dernier métro
La femme d'à côté
Vivement dimanche
Et pour parler de la mort de Truffaut, je reprendrais cette réplique qu'il prononce dans "La Chambre verte" :
"Ne pensez pas que vous l'avez perdu[e], pensez que maintenant vous ne pouvez plus le [la] perdre."